#L13 | Le jardin au fond du jardin

Nous sommes assis face à la maison vide. Nous prenons notre café devant le jardin en friche, le jardin voisin, le jardin au fond de notre jardin. Notre table est ronde au milieu du carré de pelouse, nous tournons le dos au soleil, sans parler, la maison nous présente son pignon de briques nues. La porte de son grenier ouverte. Pas de chat. Nous nous éveillons dans la chaleur du soleil et la vision de la maison inoccupée, la vieille maison, la maison qui ne fut jamais finie, nous petit-déjeunons. La maison sans finition. Écoutons les oiseaux. Des années après le dernier occupant de la maison, nous sommes assis au même endroit, le café très chaud, tes pieds nus dans l’herbe, la rosée. Pas tout à fait au milieu du jardin, mais pas complètement au fond, à la limite des thuyas, des drôles de thuyas sous lesquels nous tenons debout, nous nous chauffons, nous profitons de la vue de l’abandon que nous offre le jardin, le jardin attenant*. La maison qui n’est pas la nôtre. Domaine des chats. La propriété voisine.**

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Nous sommes face à la maison vide, assis à la table de jardin, nous tournons le dos au soleil et à notre maison, nous nous chauffons, prenons notre café du matin. Devant la maison inoccupée, le jardin en friche, les herbes hautes sont en fleurs, sont d’or, nous petit-déjeunons dans le silence du matin, le silence retrouvé une fois toutes les autos passées, qui conduisent au boulot, qui conduisent les enfants, on est 9h et nous télétravaillons ou nous travaillons à la maison, chez nous, nous travaillons depuis chez nous, nous sommes tout le jour à la maison, voyons le soleil tourner autour, tous les jours, tourner dedans, nous sommes en haut maman, papa en bas, n’avons pas d’heure, nous n’avons pas un mot encore, nous n’avons pas eu un mot, pas engagé le début d’une conversation. Reprenons depuis le début, nous n’en sortons pas. Depuis ce matin, la table ronde au milieu du jardin, carré de pelouse de la taille d’un jardin du souvenir, d’un jardin entretenu donc, non arboré, modestement paysagé, fleuri relativement, cerné de thuyas, que le soleil du matin, l’été, une fois dépassée l’ombre du pavillon où s’égoutte, abondante, le long du fil à linge, la rosée, vient visiter, le mur pignon de briques nues de la maison, en face, au fond, la maison close, sans volets, la couleur brique dans le soleil, nous nous réveillons. Nous nous rappelons, sans un mot. Nous venons de nous réveiller ; nous faire du café ; sortir : respirer l’air ; profiter du dehors ; te tremper les pieds dans la rosée en traversant, nous éveillons au voisinage des oiseaux, pas de chats, à leur proximité, assis comme à une terrasse de café en urbains ruralisés ; travailleurs s’octroyant les menus plaisirs de vacanciers ; à notre table sans être attablés, ou du coude ; en rurbains ; habitants périphérisés ; voyageurs en transit ; correspondance : entre deux trains ; comme si nous n’étions pas chez nous regardons devant nous, le soleil dans le grenier, le grenier par le vent cette nuit ou quelque chat ouvert, le troglodyte entrer et sortir par un trou dans le mauvais ciment d’un parpaing, les pignons seulement étant en briques, la maison, elle, la maison derrière chez nous, ses quatre murs, étant montée en mauvais parpaings. Sans un crépi. La maison jamais finie plantée là, le décor. À travers le grillage mitoyen. Profitons du jardin, le nôtre, ainsi que de la vue, de notre point de vue sur le jardin abandonné derrière chez nous. À l’abandon, abandonné aux chats. Domaine des chats, sans dire un mot, sans un mot échangé, un mouvement***, dans le rayonnement, sinon le geste de porter la tasse aux lèvres, nous sommes au spectacle de la maison, du jardin qui s’étale à hauteur de nos yeux à cause du dénivelé, que dis-je, du décaissement, vision d’un parc. Le jardin au fond du jardin. Gardons l’immobilité, le silence, regardons l’abandon en face.

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*, prolongeant notre jardin, dans la prolongation duquel se devineraient un parc, ses confins, les premières formes, le début du commencement de la perspective d’un parc, ou sa promesse, la vision d’un parc, l’ébauche, au soleil, d’un parc, que rien n’arrête, que le rayonnement solaire même, vide, indéfiniment étend

**Le jardin au fond de notre jardin, rien ne nous empêche d’enjamber le grillage qui les sépare. Rien n’empêche de passer le grillage qui nous sépare. Personne pour nous voir, investir l’étendue des herbes hautes sous l’ombre du noyer, ou bien, sur le pignon opposé de la maison, rejoindre l’ombre du cerisier. Les chats seulement dans leur savane ou sur les toits de tôles. Les pies du noyer. Les merles dans le cerisier du début de l’été. Il suffira d’un escabeau, ensuite, de prendre pied sur cette branche plus grosse du thuya…

***Nous ne bougeons pas, nous profitons de l’immobilité pour… Si, par tous les points d’une figure, nous menons des droites égales, parallèles et de même sens, les extrémités de ces droites forment une figure égale à la première, l’opération par laquelle nous passons de notre première figure à la seconde reçoit le nom de translation. Au fond du jardin il y a un jardin… Quelle extension, agrandissement, quel prolongement de notre jardin, de notre vie donc, nos vies, nous suggère le jardin voisin ? Quel élargissement de notre enclos nous expose le jardin suivant ? Translation ? Changeons de jardin ? Passons dans le jardin voisin, dans le jardin suivant — dans le prochain ? Nous migrons ? Dérivons-nous ? Quel déplacement ? Quelle figure est-ce, nous ? Il y a des jours dans nos jours…

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N.B. – Je ne cesse d'hésiter entre la virgule et le point, se communiquant de phrase en phrase, cela produit un tremblement de tout l'alinéa. Trouble la pseudo-transparence, pseudo-linéarité du texte qui à la fois avance et non, ne démarre pas. Le paragraphe baigne ou circule en lui-même, en circuit fermé dans le moment présent, cependant il lorgne ce qui n'est pas, pas encore, déjà plus lui, la phrase amorce des mouvements, fait des signes, en direction de son avenir (son action ?), de son passé (passif ?). Sa valse-hésitation est le symptôme d'un plus profond dilemme. Le texte, la suite des phrases, répond à un double appel. Il y a la tentation de l'immobilité, ne rien bouger, toucher : la recherche d'un palier, le désir de stase, d'une situation comme d'un œuf, enclose, contenue. Faire comme si je n'y étais pas. Cependant la situation cherche son issue, et sa source — elle cherche en fait son cœur, son noyau —, elle s'active, pivote sur elle-même, se contourne, elle est retournée dans tous les sens. À travers les mots, dans leur pluie, c'est sa dérive, sa déclinaison ou déviation (clinamen), son aventure que la phrase-alinéa cherche ou travaille : ce qui va lui donner corps ; qui l'ouvrira sur le corps-alinéa suivant. En simple : il s'agit d'écrire sans trop dire, trop loin ou trop vite, écrire est aussi contenir. Il s'agit de suspens. Dans leur confusion, la fonction est la même, point, virgule, sont chaque fois des points de suspension. L'hésitation dans laquelle la lecture est induite, dans laquelle elle balance, à marquer un point où il y a une virgule et inversement, l'impression que tout ça ne tombe ou vient pas aux bons endroits, font que les éléments du récit (?) ne tiennent pas, ensemble, ne se joignent pas, qu'ils demeurent flottants, que les choses ne collent pas, ou se rencontrent inopportunément. Mon alinéa est donc un terrain instable, peu fiable, voire traître. Sous ses airs apaisés, amorphes, une zone de turbulences. Un cumulus. L'instabilité c'est, ici, l'impossibilité d'un établissement définitif du texte, nuage. La double sommation de l'œuf et de la dérive est un tiraillement, est son tremblement. Admettons que je cultive l'hésitation : le tiraillement se fait oscillation. Tout l'alinéa balance autour d'une position d'équilibre, qu'il ne parvient pas toujours à tenir, pas partout. Mais il s'agit de faire sortir le texte de là…

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#L13 | La maison qui

Ainsi passons-nous dans le jour suivant, c’est l’été, dans le jardin suivant nous sommes assis à la table du jardin, sans être attablés, devant la maison vide (vide d’occupants, elle n’a pas été vidée, je le sais, y ai rôdé, jeté mon œil aux carreaux), la table ronde (en fer), le dos au soleil nous nous chauffons (nous non : je m’assieds face à la maison vide, en équilibre sur les deux pieds rouillés de la chaise d’école, assuré seulement du coude, le coude à la tasse, pendant que tu beurres ta tartine au soleil, les pieds dans la rosée), nous prenons notre café. Devant la maison inoccupée, depuis des années, nous nous réveillons, nous éveillons à l’été, buvons (je bois) le café (tant qu’il est) très chaud, le portons à nos lèvres (tu l’allonges avec de l’eau), à ses mouvements, ses frissons, à ses chants. À la vie sans maître des chats (j’écoute les oiseaux — tu guettes les chats, tu prends ton petit-déjeuner, tu grimaces au soleil — tu es attablée — tu dis : ah ce silence — une voiture passe, tu demandes : où est passée la petite chatte ?), sans un mot, les yeux dans le jardin à côté (j’ai aménagé le point de vue — taillé les thuyas de cette inhabituelle façon — placé la table là, au soleil, les chaises ainsi, face à la vue — à la trouée — à la friche — à la nature — j’ai dressé la table du petit-déjeuner), notre (?) regard dans le jardin au fond, voisin, abandonné, comme installés à une terrasse de café, de la plage, ou dans le vide, l’espace comme un double-fond ou comme si quelque chose, la lumière, allait le traverser, passer devant nos yeux. Dans nos yeux, les ouvrir (traverser la scène, notre champ de vision, théâtre de la vie de chats, aller dans le décor — attendons-nous de voir ? toi, tu attends de revoir les chats du jardin derrière chez nous, au moins la chatte noire, la petite chatte aux innombrables portées, toute noire, fine, qui disparaît dans les herbes hautes de l’absence d’entretien du terrain, la chatte non stérilisée que les mâles du voisinage viennent visiter, qui réapparaît avec ses chatons — que quelque chose arrive : qu’une silhouette traverse et, pourquoi pas, s’approche du grillage, s’y frotte, pour une caresse — ce n’est pas nous qui attendons — c’est la maison qui est quelque chose qui nous attend, il y a quelque chose dans la maison, non pas à l’intérieur, dans son apparence, son aspect, sa situation, son voisinage, sa proximité qui nous attend — quelque chose dans la maison qui nous regarde — la maison qui ne change plus, qui ne bougera plus, qui n’a plus une main, plus une vieille main qui passe à sa fenêtre le tuyau d’évacuation de sa machine à laver, laissant les eaux usées arroser le terrain, la maison qui n’a plus sa serviette de toilette pendante, au fil de fer sous l’appentis pendant des mois, que dis-je, pendant des années après la mort du dernier occupant de la maison, le fils de la maison, le vieux fils de la dame à la main, plus une serviette remuant aux courants d’air entre le bûcher et la maison, serviette éponge encroûtée par les infiltrations, les fuites du toit, le temps — qui a un chat qui miaule, un chat qui crie, chat qui pleure, chat qui griffe les toits de tôle en fuyant de l’enfilade des appentis, des dépendances, cabanes, garages, clapiers formant une cour carrée envahie des surgeons piquants des robiniers, de la masse des lauriers se pressant serrée contre la maison, un chat qui crache, un pan de tôle qui s’envole dans une rafale du vent, la nuit — l’amas ou concentration des constructions précaires, utilitaires, provisoires qui durent que recouvrent d’un seul manteau la vigne vierge, la clématite des haies s’y lançant à l’assaut, cape ou traîne, du robinier faux acacia déjà poussé plus haut que le noyer qu’on a, que j’ai toujours vu là, poussif autant qu’il est massif, au feuillage clairsemé, chaque printemps le dernier à le recouvrer — bien que l’arrière des cabanes, où le terrain touche à notre clôture, ait été complètement nettoyé quelques temps après la disparition du dernier occupant — qui n’entretenait plus rien — est-il seulement mort ? — que nous ne voyons plus, son auto, une 205 ou une Clio ? non plus, qui depuis des mois était là, verdissant, se fondant dans l’arrière-plan du cerisier auprès du puits — que nous ne reconnaissions toujours qu’attablé à la terrasse du tabac, aux feux, détaillant les allées et venues de la circulation dans le bourg — y lisant l’avenir ? — la maison de la vieille au cimetière dormant — dont les boiseries des fenêtres, la porte du grenier depuis des jours et des jours décapées de toute peinture ou vernis sont grisées à l’égal des parpaings et des plaques de fibrociment de la couverture — la maison qui ne bouge pas, la maison qui ne vit plus, ou de sa propre, de sa pauvre, de sa seule vie, de son absence de vie s’entoure, se pare, baigne, nourrit, d’une vie autre, vie vide du temps, sans rien faire que durer, offrir ses facettes au soleil, ses surfaces aux précipitations, le vide de la maison, le vide ou l’absence de vie, dedans, mais surtout — en ce qui me concerne — le vide dehors, dans son immédiat dehors, de ses abords — je ne suis pas le moins du monde tenté par une exploration de la maison, d’y entrer — juste camper au bord, en être quelle espèce de gardien, comme on le serait d’une villa de vacances en entretenant les accès, espaces verts — ce que je fais en effet — nous ménageant une perspective, réservant une ouverture, du matin, du soir, à nos séjours dans le jardin, le jardin pièce à vivre, doublement lumineux du living — notre double-living par cette adjonction de jardin double-fond devenant triple, gagnant en miroir — déformé — une profondeur — mise en abyme — notre vie ou nos jours y gagnant un troisième lieu, ou sa promesse — un lieu où, parcouru du frisson de l’interdit, de l’aventure, de la proximité ou de l’intimité, du dehors, de l’étranger, pique-niquer — bivouaquer — prendre l’apéro — se tenir là où l’on est interdit — dans laquelle je n’ai ni la nécessité ni même le désir d’entrer, une maison qui me laisse tranquille, au repos, en paix, elle n’appelle aucun travail, aucune tâche domestique, vide, elle n’a pas de cœur, n’a que des abords, je n’aurai qu’à tourner autour, jamais aucune entrée, pas à pénétrer, la maison qui me fait des vacances, la maison de vacance — la maison de l’horreur ? qui fait tout sauf envie, la maison-repoussoir, un repoussoir de maison, dans laquelle de la vie jamais on ne voudrait, entrer, la maison Non-merci, non Sam’suffit, même pas squattée, cache de migrants, la maison promise à une sûre démolition, à la disparition vue la pression immobilière, la maison si ce n’est en ruine, en sursis — une maison à laquelle je demeure extérieur, tout ce que j’en sais, ce sont ses murs, ses extérieurs, au soleil, à la pluie, au vent, à tous les temps — qui me le disent — la petite maison, la maison d’une fée, une sorcière, dame très vieille au coin d’un bois, au pied, au fond d’une forêt, d’un arbre, du voisinage, une dame morte

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(…)

4 commentaires à propos de “#L13 | Le jardin au fond du jardin”

  1. je sais que ça peut paraître effrayant d’entrer dans ces usines-là, mais suis sûr aussi, à le faire sur un endroit précis du texte, que ça devient ensuite une sorte de réflexe mental, agissant dès le premier jet – un peu sonné par la richesse de ce qui a été fait ci-dessus, mais si ça avait besoin d’être fait… c’est qu’il fallait – en tout cas on voit l’écriture se faire…

  2. Époustouflée par ce texte, ces textes, aux ramifications et hésitations passionnantes, où le fantastique et le conte frôlent le quotidien. Très sensible à l’image, l’idée du jardin double-fond (c’était pareil dans mon enfance)