transversales #03 | centres de gravités

…il y aurait un centre un centre comme une bosse d’où tout serait parti bord arrondi d’un vase où verser le secret il y aurait un centre qui serait l’origine creux où  cacher la graine qui devient il y aurait un centre à tout jamais noué sur son mystère ombilic où blottir le secret de la vie ou bien  exhibé comme un œil au centre de la terre menaçant il y aurait un bouclier pour se défendre du monde et bien au milieu  pointu comme ultime défense un ombilic où serait gravé un visage avec  un œil un œil fermé un centre concentré un œil mais unique un œil aveugle juste fait pour protéger du regard un œil apotropaïque on serait caché à l’abri derrière il n’y aurait plus qu’à dérouler le livre on saurait tout on se suffirait à soi-même on serait suffisant bien à l’abri derrière son bouclier on serait grave…

…le mot « grave » n’a pas de poids le mot « grave » n’a pas plus de poids que le mot « léger » si l’on dit « grave » » ou « léger » ou « aigu » ou « lourd » on ne dit rien qui pèse alors les paroles s’envolent aucun mot n’a un centre de gravité pour s’alourdir le mot doit s’agglutiner à d’autres mots il doit former des paroles sans parole le mot « grave » reste dans l’air c’est la parole qui alourdit le mot « grave » si je dis par exemple « la blessure est grave » tout d’un coup on y croit les parents pour rassurer leurs enfants leur disent souvent « ce n’est pas grave » et les enfants les croient les enfants acquièrent ainsi un centre de gravité ils apprennent à distinguer ce qui est « grave » et ce qui est « léger » des fois il confondent les mots ils pensent qu’un air grave doit peser sur celui qui l’affiche les enfants ne savent pas parler c’est inscrit dans leur nom alors ils écoutent les adultes qui forment des paroles les paroles s’amoncellent dans leur esprit elle prennent consistance mais ce n’est pas le mot « grave » qui pèse c’est la parole de leurs ainés qui alourdit l’air ou le pas tant que l’air restait seul il flottait mais si on lui ajoute le mot « grave » voilà qu’il se met à peser il prend de l’importance une sorte de solennité sévère les enfants peuvent même sentir le poids de l’air sur leur corps tout entier ils distinguent petit à petit ce qui est grave et ce qui ne l’est pas et c’est aussi comme cela que le mot « léger » se met à peser ils peuvent prendre dans leur esprit les deux mots les soupeser ils apprennent à ressentir l’attraction de chacun des mots ils essaient de parler à leur tour ils trouvent que l’air peut être « aigu » quand il n’est pas « lourd » ils finissent même par ressentir la piqûre de l’air sur leur corps les enfant ont un centre de  futilité  qui leur permet d’échapper à l’attraction des paroles ils profitent de la légèreté des mots pour les lancer dans l’air et s’aperçoivent qu’ils ne retombent pas les mots des enfants se dispersent dans l’air les mots des enfants qui n’ont pas de parole n’ont pas de poids ils peuvent jouer sérieusement avec tous ces mots ils échappent à la gravité du monde…

….un abime – au sommet un rectangle que traverse une lumière blanche – celle d’un jour d’été dans une métropole qu’on ne reconnait pas mais qui reste pourtant familière – un long escalier séparé en deux par une rampe de fer –  parcouru dans le sens de la descente par une foule mécanique sur la partie gauche pour se précipiter dans les ténèbres dans l’urgence de sa disparition – s’engouffrer dirait-on – rien d’autre qu’un mouvement incessant perpétuel et sans cesse nouveau – il ne se passe rien d’autre que ce passage – des bruits qui résonnent, rires, cris, bribes de conversation emportées par l’élan – le bruit des pas aussi qui claquent sur le sol au rythme de la descente – ça  réverbère dans l’espace en échos joyeux, tout au présent de la course – on dit un précipice comme ça sans y penser on oublie que c’est la tête en avant qu’on s’y enfonce – on court la tête en avant vers le fond – on croit que c’est une limite alors que c’est peut-être la base même, le barathre d’où tout devient pour s’engloutir – et ça ne cesse jamais – les ombres se succèdent à contre-jour découpées par la lumière violente venue d’en haut – une lumière à faire pâlir les silhouettes, à effacer les visages et les dissoudre avant même leur disparition – ils s’amenuisent, perdent de leur présence, non sous l’effet de l’ombre qui les attirent mais sous celui de la lumière qui les difracte, les rend à leur présence de signes interchangeables, réduits à leurs lignes essentielles, à l’épure – il y a des couleurs sur les vêtements mais elles glissent sur l’œil emportées par la vitesse si bien que l’on ne saisit vraiment qu’une sorte de trait, un vecteur qui s’efface immédiatement, une sorte de trainée de comète fantomatique – parfois des corps revêtus d’un tissu blanc font comme une auréole qui se déplace le long de la rampe – chaque arrivant en haut de l’escalier hésite un court instant avant de dévaler les marche – continuera-t-il sa course quitte à bousculer la masse de chiffon informe qui occupe la partie droite – une légère suspension du mouvement puis l’engloutissement reprend contournant l’obstacle – certains laissent leur regard s’accrocher à la masse rendue informe dans la distorsion qu’implique le passage de la lumière à l’ombre – d’autres préfèrent ne lui prêter aucune attention l’effacent du corps et des yeux   comme parcourus d’un frisson d’inconnu vite dissipé – seule une enfant intriguée s’abandonne un long moment à suivre le déplacement médusée – une étoffe rouge aux plis retombant comme une eau de rivière – un écoulement d’où pointe un pied nu qu’on imagine bouger plus qu’on ne le voit se poser sur le sol – combien de passants avant que la plante du pied ne se soit reposée sur la marche où retrouver l’équilibre – et pourtant aucun effort – le corps qui se déplace ainsi est un mouvement immobile –  une impulsion stable – les mains en avant en signe d’offrande ou d’accueil sont à peine remarquées – la tête humblement penchée – on doute qu’il y ait vraiment une présence – peut être juste une illusion – un surgissement d’ailleurs rendant caduque toute orientation – on ne sait plus si la marche l’entraîne avec tous les autres vers la disparition ou s’il est venu là pour rendre à la couleur sa vérité – le silence qui l’accompagne absorbe les échos les renvoie à leur évanescence –

« Le kesa des moines bouddhiques – et particulièrement de ceux qui « s’assoient en silence »- est une tunique de couleur ocre qui semble rapiécée mais dont les coutures doivent être agencées de façon à donner l’apparence d’une rizière. C’est de plus un geste de Bouddha que commémore ce vêtement curieusement irrigué des moines qui s’assoient en silence. Un jour, sur les bords du Gange, comme Bouddha voyait par terre des morceaux de linceuls à demi consumés, il s’agenouilla et les saisit. Il les plongea dans le Gange. Il les teignit dans la terre et les assembla. »

Le bruit s’était répandu que les points cardinaux avaient bougé. Il y avait dans l’agitation des rues comme une inquiétude d’avant l’engloutissement. On continuait pourtant à vaquer à des occupations sans lendemain dans la certitude que tout pourrait continuer ainsi. La silhouette avait surgi d’une anfractuosité de la terre. Elle était remontée pas à pas dans la lenteur vers le rivage de cailloux

Mais pourquoi la mer s’arrête-t-elle là en plein ciel ? Le couteau d’un regard a renversé les repères. Et si ce qu’on voyait stable n’était que le retournement de notre instabilité ? On a les pieds au sol pourtant. On semble bien écrasé par le bas. Collé au fond de l’image. Mais l’image n’a pas de fond. Juste une surface lisse où le regard se perd. La petite silhouette rouge la traverse. Elle longe le quai où la mer se berce juste avant qu’elle ne se découpe dans le bleu du ciel au-dessous d’elle. Et ce visage qui se découpe comme rocher de calanque où s’attarde le rêve d’une rencontre ? Un point safran pour l’instant qu’on suivra tout à l’heure avec la précaution d’un disciple accédant à l’être. 

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.

6 commentaires à propos de “transversales #03 | centres de gravités”

  1. Texte hypnotique par les glissements successifs- glissements de terrain, de situations- et le plein des images à chaque fois. Seul le rythme m’a permis de garder stable la lecture. Super intéressée.

    • Merci de la lecture.
      Oui le rythme c’est ce qui m’a permis de faire le lien.Mais l’ennui c’est que je ne sais pas où je vais..
      Juste désir de rompre avec le récit.
      La proposition d’écriture pousse à rassembler des morceaux qui sont apparus au fur et à mesure de l’atelier.

  2. Morcellement engloutissement fragmentation, seulement rattachés par le nombril nous sommes… quel beau montage voix, fort, puise du côté de la SF
    je retiens la couleur safran et la tunique qui ressemble à une rizière
    oui hypnotique…

    • Merci de la lecture. Réalisé une autre vidéo, impossible à mettre sur word press (trop lourd). J’ai déjà un peu cassé la machine par ignorance (que François me pardonne)
      Le texte a été fait dans le cadre d’un atelier d’art plastique. Plutôt du côté du mystère de ce qui surgit quand on lâche prise que de la SF qui supposerait une intention.
      La rizière ne vient pas de moi mais de Quignard