vers un écrire/film #02 | un souvenir déjà lointain

Sur la plage | Le soleil vient de se lever | Brumes estivales | Houle au loin | Vent violent, assourdissant | Brusques rafales | Les vagues soulevées par les bourrasques de vent | Marée montante | Lendemain de fête | Fatigue de la nuit passée à traîner de café en café | Dans la moiteur émolliente des vapeurs d’alcool, le souvenir diffus des danses débridées, des étreintes inachevées, des baisers volés, les échos de la musique surgissent par bribes inattendues | Costume blanc défraîchi, froissé, ensablé | Du mal à garder les yeux ouverts | À comprendre la scène qui se déroule en retrait, mystérieuse, incompréhensible | Une ronde se forme au bord de l’estran | Des hommes, bras nus, teint mat, peau brûlée par le soleil, s’affairent à déplier et à dénouer un large filet de pêche | Dextérité de leurs gestes mécaniques qui s’activent à grande vitesse, de manière coordonnée | Sous le regard de mes amis aussi déconcerté que moi | Tout va très vite, trop vite | La tête lourde | Sourire en forme d’aveu d’impuissance | Mon corps se relâche encore un peu | Je ne comprends rien à ce qui se passe autour de moi | Cela me fait rire malgré tout | L’absurdité de ce que je vois, de ce que je vis, de ma situation | Je me détourne pour me détacher de ce tumulte étourdissant, espérant que dans ce mouvement tout bascule soudain autour de moi, s’éclaire et prenne sens | Une jeune fille blonde vêtue d’une longue robe de coton noir crie dans ma direction des mots que le vent emporte avec lui | Ses mains autour de sa bouche en guise de porte-voix | Le fracas des vagues qui s’agitent | Pieds nus sur le banc de sable | Le vent cinglant sifflant aux oreilles | Je n’entends pas ce qu’elle me dit | Est-ce bien à moi qu’elle s’adresse ? | Ma main sur le cœur, l’index pointé dessus : Moi ? | Que me veux-tu ? disent mes mains avant de se relâcher et retomber inanimées | La jeune fille s’agite, fait de grands gestes dont je ne saisis pas le sens | Elle semble battre la mesure, puis elle esquisse quelques pas de danse sur le sable | Le vent du large souffle fort et plaque la toile de sa robe sur son corps aux formes naissantes | Je me redresse non sans mal peinant à me hisser sur le sable instable, avançant péniblement sur les genoux pour tenter, pénitent, de m’approcher d’elle, de comprendre ce qu’elle me dit au loin que je n’entends pas | Une courant d’eau nous sépare, nous maintient à distance | Elle poursuit sa gestuelle incompréhensible | L’index sur sa frêle poitrine, doigt qu’elle pointe ensuite dans ma direction | Avec ses doigts elle mime le geste de taper à la machine à écrire, ou peut-être est-ce celui de jouer du piano | Elle ouvre ses bras en signe d’interrogation | Je fais oui de la tête mais mon visage fatigué me trahit, je suis perdu, abattu | J’avoue que je ne comprends pas ce qui se passe, ce qu’elle veut me dire | Elle poursuit sa gestuelle impatiente | Je fais signe que je n’entends rien en désignant mes oreilles | Je suis désolé | La jeune fille sourit du paradoxe de notre situation cocasse, à la fois si proche, quelques mètres nous séparent seulement, mais incapables de nous entendre et de nous rejoindre | Elle désigne le haut de sa tête pour me rappeler quelque chose que je ne saisis pas, ébouriffé | Je m’apprête à lui répondre, mais non décidément non, aucun mot ne sort de ma bouche | Épuisé, à bout | Je baisse la tête découragé, vaincu | Derrière moi mon amie m’appelle par mon prénom | Elle me fait signe du bras, un geste ample et démonstratif, pour m’annoncer que c’est le moment de partir | Notre petit groupe d’amis s’en va | Elle s’éloigne dans leur direction | Au loin sur la grève soudain déserte | Je me retourne vers la jeune fille | Je me redresse sans cesser de la fixer droit dans les yeux | Elle trépigne d’impatience, navrée que je ne comprenne pas ce qu’elle veut me dire | Ses mains jointes un instant | Prière esquissée | Sourire enfantin | Je suis affligé | Mes mains s’ouvrent en vain | Rien à lui offrir, confus | Le sable fin glisse entre mes doigts | Mon visage se fige | Ma main droite retombe mollement, la gauche figée à la hauteur de mon visage immobile | Je me retourne pour m’éloigner | Mes doigts s’agitent en signe d’au revoir | Je suis déjà ailleurs | Je rejoins le groupe enjoué qui s’éloigne en ordre dispersé sur la plage | Mon amie revient me chercher | Elle me tire vers elle pour que j’avance plus vite | Nous avons l’air de danser sur le sable | Nos corps chaloupant | La jeune fille comprend que je ne suis pas fait pour elle | Elle sourit et me salue de la main | Dans son sourire un léger regret | Sourire qui se transforme en rire léger | Je suis cet homme qu’elle aurait pu aimer | Un souvenir déjà lointain | Une silhouette fuyante | Heureux souvenir malgré la distance | Temps suspendu | Dans l’éclatante beauté d’un visage | D’un amour sans histoire | D’un matin au bord de la mer | D’un jour nouveau | Et sur les lèvres, ce goût de sel |

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire

9 commentaires à propos de “vers un écrire/film #02 | un souvenir déjà lointain”

  1. Ephémère comme le cœur qu’on inscrit sur le sable balayé par la vague. Un bel amour chorégraphié.

    • Éphémère, tout est là Louise, un instant suspendu où tout pourrait arriver, où tout se déroule en nous, dans nos têtes, dans notre cœur, à peine apparu déjà disparu, pourtant encore présent en nous. Et parfois durablement.

    • Merci Cécile, c’est tellement juste que je suis passé de l’autre côté du miroir (de l’écran) et que je me suis emparé du personnage comme si c’était moi, le je s’est imposé, car à cet instant là, comme ces personnages dans les livres qu’on lit, il peut nous arriver de nous sentir si proche d’eux qu’on a l’impression que ce qu’ils vivent nous est arrivé, on s’y projette à titre personnel.

  2. ça fait le même effet (c’est pour ça que je confondais, tu vois) que lorsqu’il dit au revoir avec la main à sa mère, il est de dos, elle et son mari s’en vont vers le bout de l’image, je crois bien qu’il l’appelle alors elle se retourne, elle lui fait signe au revoir sur la tête elle porte un chapeau des années trente sûrement elle est vêtue dans les blancs, son mari aussi puis elle court je crois rejoindre son mari qui ne s’est pas retourné – ces souvenirs-là ne sont jamais loin tu sais bien… (j’aime assez y penser : alors merci)

    • Cher Piero, je me doutais que tu trouverais sans difficulté le film à l’origine de cette scène, il fait partie de ceux qu’on beau voir et revoir, on y découvre toujours quelque chose de nouveau !