#40jours #11 | la ville des pas perdus.

Rouler dans une ville endormie, la rue déserte est sans fin, rue Longue, c’est le nom qu’elle pourrait porter, j’ignore le nom de celle-ci, rue Haute peut-être, quand arriver rue Basse, ce serait s’être trompée de chemin avoir fait fausse route, rouler plus loin, surtout rester sur la partie haute du village, rouler droit devant lentement et pas le temps de regarder longtemps à gauche et à droite, juste jeter de petits coups d’œil, apercevoir les maisons de briques collées, alignées, et pour seule différence parfois la porte entre deux fenêtres, quand souvent juste la porte et une fenêtre à gauche ou à droite, les paquets de maisons avec parfois une ruelle étroite comme une respiration de quartier, les trottoirs de guingois reconstruits à un niveau supérieur avec des marches par trois jusqu’au seuil de l’entrée, chacun s’est arrangé du terrain et a modulé son accès à chez lui sans se soucier du voisin, je ne reconnais rien, la voiture avance, plus loin peut-être quelque chose se rappellera à moi, un magasin d’angle au carrefour, un bistrot fermé, une friterie abandonnée, mais non, rien, je roule dans une ville immobilisée à part une voiture perdue qui ne reconnait rien. La ville des pas perdus. Les pas perdus c’est forcément ceux de l’enfance, quand revenir c’est avec un corps d’adulte, assis derrière un volant, les pas perdus à jamais, ceux avec des jambes aux genoux écorchés des chutes à vélo à cause des gravillons que l’asphalte n’a pas avalés sur le bas-côté de la route, on ne les avait pas remarqués, le regard rieur occupé ailleurs et la blessure arrachant la croûte brunâtre et dure, si proche de tomber toute seule, l’esprit des pas perdus déjà égaré à anticiper, projeté vers plus tard ou bloqué dans la passé, une constance à enjamber le présent, mal commode, ce qu’il incommode dans le corps, quand le passé lui docile à se laisser façonner comme prêter le flanc et le demain toujours l’imaginer avec le merveilleux des contes de fées quand les pieds y patauger c’est autorisé, tandis que le passé… L’écrire, écrire le passé, c’est s’attabler devant un gigantesque livre à colorier. Tant de nuances à disposition, une infinité de gammes. Qui colorie les vieux films en noir et blanc ? Qui décide des couleurs ? Peut-on retrouver celles d’origine comme dans la chanson de Souchon ? La ville des pas perdus a un périmètre réduit, limité par ce que nos pas d’enfant ont enclos de sa superficie. Au-delà rien n’existe. En voiture la rue longue et sans fin c’est la ville qui ne laisse pas partir comme un revenir raté qui ne finirait pas quand écrire ces pas-là c’est sans fin. Écrire c’est pas là.

D’un coup je suis à pieds dans un cimetière bien connu, je sais que je le connais, mais là aussi pourtant je ne reconnais rien, l’allée centrale a disparu, envahie de hautes herbes avec un écriteau « jardin sauvage » et écrit en dessous une sorte de conseil bon enfant de bien profiter de l’instant. Le panneau  est accroché à un poteau de bois planté à côté d’une mare de taille fort réduite, sans aucune trace de vie, pas le moindre poisson à y agiter la nageoire, une mare morte au milieu des tombes qui s’effacent en douceur, avec la tombe sans nom, bien vivante, toute récente il semblerait, entretenue, avec une demi-coquille de noix vide parmi les jolis petits cailloux d’ornement, obole d’un humain ou d’un oiseau, un corbeau sans doute, un enfant vient à ma rencontre, il porte un habit d’Halloween, je lui dis qu’il se trompe d’époque, que ça n’existait pas de mon temps, que le jour des Morts, c’était chez nous jour d’anniversaire et rien d’autre, il ne connaît rien à l’endroit, lui aussi est perdu, il me dit qu’on va leur demander notre chemin, à eux, il a dit, en jetant la tête de côté, comme s’il était suivi, je lui propose de s’asseoir sur le banc face à la mare, il accepte et dit on va attendre ensemble, nous restons immobiles et silencieux à fixer les algues qui s’enlisent dans l’eau verte. Elles attendent que le vent ramène un peu de vie. Ne rien reconnaitre, c’est être définitivement perdu. Je crois que ce sont ses mots.  

-Tu es venu par où ?

-Ben par la rue longue, je crois.

-Elle n’existe pas.

-Mais c’était peut-être celle des pas perdus, en fin c’est les noms qui me viennent…

-Elle n’existe pas non plus.

-Ils te parlent à toi, les morts ?

-Parfois.

-Moi, jamais. Ma coiffeuse, ils lui parlent. Avec une vraie voix dans sa tête. Des morts qu’elle ne connaît pas. Les morts de celui qu’elle coiffe. Mais ce n’est jamais sur commande. Ce n’est jamais elle qui décide. Ce sont les morts. S’ils ont quelque chose à dire ou pas.

-Ça l’empêche pas de travailler ?

-Non. J’aimerais bien qu’ils me parlent à moi…

-Pourquoi ? Tu as des choses que tu voudrais savoir ? Un secret de famille à éclaircir ?

-Non. J’aimerais, c’est tout.

-Tu as de drôles d’idées. Moi pas. Toutes ces voix qui parlent dans la tête tout le temps ! Ça doit empêcher de vivre.

-Peut-être. Comme ces écrivains qui ne sont jamais là où on les voit. Écrivain et médium, pour les deux, c’est une histoire de voix.

-Tu viens ici pourquoi ? Pour parler à tes morts ?

-Non, on s’est déjà tout dit.

-Avant ou après leur mort ?

-Pourquoi ? Ça fait une différence ?

-Parfois.

-Avec ma mère par exemple je n’ai rien eu à dire et elle non plus. Un jour on était réconciliées.

-Sans vous être parlé ?

-Oui, peut-être à cause de mon chagrin, toutes ces larmes que j’ai versées…

-Une eau qui coule, c’est toujours bénéfique.

-Je crois que l’algue a bougé.

-Non, ça bouge jamais ici, c’est une illusion d’optique. Il se fait tard, je crois. On perd vite la notion du temps. Tu devrais penser à y aller. Les grilles, on sait jamais quand elles se referment. Et tu n’as plus l’âge d’escalader le mur et le pré d’à côté, tu sais, il y a longtemps qu’à la mort de ta grand-mère il a été vendu.

-On est bien ici. Tu ne trouves pas ?

-C’est un piège.

-Comment tu sais tout ça ?

-Ben, ceux d’ici sont tous de ma famille.

-Tu n’avais pas dit qu’on leur demanderait le chemin ?

-J’ai dit cela pour que tu restes un peu. Il ne passe plus personne depuis que le cimetière est abandonné. C’est les nouveaux morts qui font vivre les cimetières, pas les vieux. Les morts d’ici, voir jamais personne, ça les a aigris. On ne peut plus se fier à leur itinéraire et depuis ce matin ils n’ont pas dit un mot. Y a des jours comme ça. Personne ne peut les obliger à parler.

-C’est dommage. Un petit conseil avant que je parte : tu devrais quand même changer de tenue, tout cet orange avec des toiles d’araignée noires, ça s’intègre mal à l’esprit des lieux.

-J’ai aimé m’asseoir avec toi. Alors je vais aussi te donner un conseil. Si tu veux vraiment sortir d’ici, évite de faire de trop petits pas. Marche à très grandes enjambées jusqu’aux grilles et surtout ne t’engage pas dans la rue des pas perdus.

-Je croyais qu’elle n’existait pas.

-Justement. Mieux vaut être prudent.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces. https://annedejardin.com. Né ici à partir de l'atelier de François, Photographies. Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Sur Youtube : https://www.youtube.com/channel/UC71EVLVR9RIVzTojzdI8yfg