#40jours #28 | Comment acheter dans un magasin

Ceci n’est pas la rue Saint-Ferréol mais la place Sébastopol en 2004 – © Laure Humbel

Je travaillais alors rue Grignan. Un midi, la stagiaire allemande qui partageait mon bureau rentra de la pause déjeuner affolée par le prix des lunettes de soleil. Je lui expliquai qu’il y a trois rues parallèles. Dans la première, rue Paradis, elle n’en trouverait pas à moins de 150 €. Dans la troisième, rue de Rome, rien à plus de 15 €. Au milieu, rue Saint-Ferréol, le juste prix ? Au-delà de la rue de Rome, la quatrième parallèle est formée par le cours Lieutaud, paradis des vendeurs de motos. En deçà de la rue Paradis, la rue Breteuil part du Vieux-Port pour monter à l’assaut de Vauban dans la puanteur des gaz d’échappement que la hauteur des façades retient dans cette artètre étroite. Depuis les travaux récents, la rue Paradis a des trottoirs larges, pavés d’une pierre couleur crème, très élégants. Les voitures peuvent circuler à sens unique et au ralenti, et stationner pour un temps limité et moyennant quelques euros sur l’une des rares places aménagées à cet effet. Dans la première partie de la rue de Rome, seuls sont officiellement autorisés les piétons et le tramway. Les deux roues, à pédales ou à moteur, avancent entre les rails sans créer de problèmes, et même quelques véhicules plus volumineux, qui semblent tolérés. J’ai toujours connu la rue Saint-Ferréol piétonne. Dans un processus de requalification, le quartier, jusqu’à la Canebière, a été piétonnisé – en dehors des heures de livraison. Les voies permises aux voitures sont minimalisées.
Toutes les rues Saint-Ferréol se ressemblent, même si elles portent d’autres noms dans les autres centre-ville. Les enseignes des magasins ne surprennent personne. Les produits proposés en vitrine sont suffisamment variés pour justifier que l’on passe d’une boutique à l’autre, plusieurs fois, avant de se décider : une jupe longue, une jupe courte, une jupe rouge, une jupe rose, une jupe longue rouge, une jupe longue rose, une jupe courte rouge, etc. S’il n’y a pas votre taille, il suffit de commander, ça arrivera par paquet séparé, à moins que vous ne préfériez la livraison à la maison. Ces magasins sont accueillants, la porte toujours ouverte, munie d’une soufflerie chaude en hiver pour faire rideau entre l’air froid, dehors, et l’air chauffé, dedans. En été la climatisation tourne à fond. Le soir les lumières restent allumées.
Quand je sortais du travail rue Grignan, je regardais les toiles au mètre dans la toilerie d’en face, je passais devant l’imprimerie, puis devant le fabricant de mobilier en bois pour chambres d’enfants. Je ne mentionne pas les cabinets d’avocat, qui étaient signalés par une plaque, et non par une devanture. Il y avait aussi des boutiques de prêt-à-porter, des assurances, des banques, des agences immobilières. Et puis il n’y a plus eu que cela. L’artisanat, la production, ont déserté la rue Grignan, et l’habitation aussi.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

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