Approche furtive

Pré-texte.

J’avais l’intention de raconter mon voyage à Douarnenez sur les traces de Georges Perros. Je pensais parler des Plomarch’, du sentier quasi côtier menant à la ferme, des animaux en semi liberté broutant les prés entourés d’arbres, que G.P. côtoyait quand il montait là-haut pour rêver, pour écrire. J’avais déjà retenu un lit du dortoir local où nouer quelques belles conversations, je pensais voir G.P. dans les bistrots d’en bas, face au port, dans ceux du plateau, vers la place où j’assisterais à un festival du film Géorgien (une fois encore, il n’y a pas de hasard). Dis, Georges, tu te rappelles les vins de là-bas, les chants, les danses, les mains qui claquaient ? Sommes-nous loin de la colline de Chaillot ? Je pensais clore ce voyage au cimetière, aussi marin que l’autre, incliné vers les flots, dans l’ocre du soir voilé de brume.

Mais voilà ! Mon patr(é)on du dimanche matin veut me voir aborder à la ville, la Ville… avec un grand… : » Bon, JMG, l’ouest c’est bien beau, Douarn. excellent, G.P. génial mais c’est à l’est que se passent les choses désormais… dans les villes ! »

Alors j’ai pris l’avion,

Une approche furtive.

La neige dans le hublot dès que sous le nuage, je déteste ce moment où l’on plonge à travers la couche opaque, cette nuit particulièrement épaisse, E., pas de doute, c’est le bon port, bagage récupéré, le sac gris aux soufflets insatiables que je porte en bandoulière, usé, râpé, repéré de suite sur le tapis roulant, rien à voir avec les élégantes valises rigides, ruti-rou-lantes qui occupent les trois-quarts de la surface mobile,  comment reconnaître son petit dans le troupeau ? sortir, taxi…, la grande affaire, je n’ai pas l’habitude, je me dis que le conducteur va lorgner mon sac de pauvre, exiger de le fourrer dans le coffre, je piétine, la neige couvre la route et les bordures, une petite couche, « faites attention ! », le taxi m’incite à la prudence, l’accent… je le prends de plein fouet, en pleine gueule, il se met à parler, à s’informer du voyageur, de son point de chute, il me confirme que je suis arrivé ailleurs ; ce n’est pas un accent mais la traduction en français d’une autre langue dont les consonnes viennent durcir la mélodie familière, dont les voyelles semblent diphtonguer différemment, alentissant le tempo, déjà il a démarré « Làa, on commence à voir la ville, mais avec ce brouillard de neige… tout est changé, vous n’allez rien connaître (sic) », le ciel, bouché inverse la perspective, les milliers d’étoiles brillent à terre, dominées par une haute nébuleuse verticale, ombre et lumière, première vision de la cathédrale, extérieur nuit, une flèche encore lointaine, unique dans son dépouillement, posée sur la plaine entourée de sa cour lumineuse, tandis que la radio diffuse en sourdine des flonflons interrompus par quelques commentaires en Allemand. Dans cette voiture règne une douce chaleur, je me laisse gagner par une torpeur que combattent à peine l’odeur fade d’une lotion après-rasage et ma curiosité pour le paysage aperçu par la vitre striée de flocons….. C’est l’arrivée sur une sorte de voie élargie, qui me fait reprendre conscience. Le taxi a pris de la vitesse, avalé de grands ensembles, tours et barres suivis de pavillons lotis en arcs de cercles ou arêtes de poisson, étirés le long des sorties routières, forment des taches d’ombre après l’illumination des immeubles, je voudrais poser une question au chauffeur, mais sa grosse moustache syldave (ou peut-être bordure) m’incite à une forme de prudence que les tracasseries administratives à la frontière : fouille méticuleuse de mon unique bagage (un sac de voyage volumineux ), palpation physique, double vérification d’identité par les douanes, puis une police toute militaire, m’ont incité à adopter. Je me mure donc dans le silence depuis que j’ai indiqué ma destination : hôtel Zauberberg, que l’homme a reformulée en une espèce de « Albergue Stauffenbrog, oui Meuzieur » ne me rassurant guère. Le pays semble sillonné par de nombreux cours d’eau que traverse la route sur des ponts de tous types d’architectures, parfois au tablier pivotant, à chaque secousse, le chauffeur prononce un nom qui se termine soit par strom, soit par kaanaal, il semble vouloir me renseigner sur notre trajet, et confirme pour moi que la ville se situe au cœur d’un delta, à proximité de la mer, station balnéaire ou port de commerce où les navires peuvent remonter fleuves ou canaux sans rencontrer d’obstacles.

Un déclic retentit, je constate que les vitres du taxi sont devenues opaques, « Militair zone, no foto », explique le chauffeur qui appuie sur quelque bouton pour rétablir la situation normale, juste le temps d’entrevoir de hauts silos – à grains, je suppose – qu’un cargo côtoie dans une darse éclairée a giorno, ici, on travaille la nuit. Petit à petit, le paysage change, route en lacets, côtes plus prononcées, je vois le chauffeur plus attentif, presque crispé sur son volant, nous passons un viaduc d’où la route domine le réseau des cours d’eau, l’alphabet grec n’a pas de lettre pour en exprimer la complexité, nous obliquons vers l’est, je me demande si oui ou non nous nous rapprochons de la ville mais encore une fois, motus, pas de question… l’homme comprendrait-il l’anglais ? Sortie d’une courbe interminable, ça y est, je vois la ville, que la route domine en corniche, belle anse illuminée par le front de mer, flanquée à droite (est, ouest ? je manque de repères) par un port commercial, quelques bateaux en mer, petites lumières rouges, vertes, chenal ? pinceau mobile d’un phare planté sur un îlot ; le taxi stoppe assez brusquement devant la façade n’ayant rien de magique du Zauberberg hôtel, pancarte lumineuse discrète, mais lisible, je règle ma course avec des dollars, serre la main tendue de mon automédon soudain tout sourire et monte le perron.