autobiographies #04 | carnet chiffré

Un chiffre : 18 (numéro d’appel et de naissance)
Une couleur : Rouge
Quelques mots de vocabulaire encore en bouche : brigade/ ordinaire/foyer/gymnase/remise/lances/ grande échelle/décaler/ premier secours/Alerte/ Chef d’agrès, de groupe, de site/Combustion/ Départ/Menace/ Sécurité/Stationnaire/ Victime/ Secours d’urgence aux personnes/ Triage/ Lutte/

Les lieux en mémoire se sont imposés. Il a fallu rechercher les adresses, les bouts de sensations, souvenirs. Se déplacer entre. Maturer. Avec contorsion.
Fébrile, dérouler les lieux. Chercher, voir apparaître les cartes, des photos d’endroits transformés, de l’extérieur, à distance. Envie de s’y rendre. Déception d’être trop loin.
Et puis, a-t- on envie de pousser les portes mémorielles ?
Un carnet dématérialisé. Éparpillé dans les strates volubiles d’internet qui donnent les réponses. Oubliées celles qui comptent.
On oublie de noter pour l’après.
Je n’ai jamais changé de numéro. Une superstition. J’ai tellement changé de lieu d’habitat. Si quelqu’un veut, il me retrouvera. Ai-je envie d’être retrouvé ?
Étrange paradoxe de celle qui veut sans cesse changer (fuir ?) et pour autant s’ancrer. Propriétaire, j’ai maintenant un carnet d’adresse volants mais stables, des endroits que l’on foule souvent, des autres que l’on visite. Stabilité relative mais ancrage.

Puis on revient à l’avant.
Vous êtes en Ile de France.
Casernes. Centres de secours. Brigade de sapeurs-pompiers de Paris.
En région parisienne, les pompiers sont militaires. Une caserne à ses pompiers, son fonctionnement et son vocabulaire propre. Comme chaque corps de métiers, elle épouse les courbes d’une langue qu’on ne questionne plus. Ici la famille est enrobée dans l’espace. On vit caserne, on pense caserne. On est famille, enfants de pompiers, de militaires. Subtilité de peu qui fait l’adulte devenue.

12 rue Philippe-de-Girard, 75010 Paris
Plus vieille caserne de pompiers de la ville de Paris. Devenu filière mode et luxe, incubateur et accélérateur de transition écologique dans le monde moderne.
Paris dixième, entre deux gares. Petite fille, je longe les chemins de fer. Paris gris. Je suis citadine. A cette époque, je ne savais pas qu’un ailleurs vert était possible, au quotidien. L’appartement est enfilade. La nuit, les sonneries s’échappent dans l’appartement. Aucuns filtres. Tous les départs sonnent dès lors que la garde est entamée. Un nombre de coups désignent le camion et la probable alerte. Les gardes durent quarante-huit heures. Je ne crois pas avoir été dérangée par le bruit. Adulte, je fuis le vacarme. Nous habitons le dernier étage et j’ai peur des voleurs qui grimperaient aux fenêtres. Je les vois équipés de baudriers se hissant vers le ciel, et ma chambre. La peur avale toutes les incohérences. De longs escaliers en bois à grimper. Au milieu, une longue perche traversant les étages, encagée pour descendre rapidement au camion. Je me suis toujours demandé si une chute était déjà arrivée. Un pompier tombé, écrasé. Loupé l’acier. La jambe qui ne s’enroule pas complètement. Le bras qui ne s’imbrique pas rond.

Chaque caserne à ces spécificités, mais les feux onmipressent l’action, s’infiltrent poreux, peureux.
Le feu crépite, cramés, brulés les branches, les chairs. Bouillie. Reste l’os. La peau doit reconstruire ou mourir. Les bâtiments claquent, les mannequins en feu sont une armée à l’agonie. Je récupère les tee-shirts rescapés. Feux de forêts, d’entrepôts, d’appartements. Celui de l’immeuble d’en face. Trois enfants morts. Un soir après l’école je rentre et voit les flammes. Et puis j’entends les chuchotements. Trois enfants. Une friteuse pendant la sieste. Une mère chez la voisine ne remontera pas à temps, pas avant. Enfermés dans leur chambre. Pour la sécurité. Brûlés.
L’enfance en feu. Je vis avec le feu. L’odeur de suie, les bottes qui claquent et laissent des marques noires. Ne pas étouffer la moquette, ne pas s’étouffer, ne pas manquer d’air sain.
Je grandis avec le feu et le rappel de mon voisin de palier devenu symbole. Un toit en flamme s’effondre. Brûlé. Je n’aime toujours pas les flammes. Même des barbecues.
On ne peut ni dénaturer ni relaxer avec le feu. On s’en sort ou pas.
Cette caserne c’est aussi le CP, un maître gentil (le seul): ses images et ses livres en offrande.
Et puis une naissance, et puis un déménagement. Numéro 3 de ces 7 années.

49 Rue de la Commune de Paris, 93300 Aubervilliers
(Je suis née un 18 mars et ai vécu dans un fort et rue de la commune de Paris. (prédestination à la non-conformité ?) ).
Maintenant les sonneries retentissent mesurées, elles choisissent, ne déchirent plus les nuits qu’à nécessité. La modernité rassure, provoque moins de dérangements.
Ici l’appartement tourne en rond. Des portes en verre distribuent les pièces. Ici un petit garçon qui passe me prendre pour aller à l’école. Ici je joue aux billes. Le terrain de saut en longueur est parfait pour les parcours. Ici les premières copines pas toujours copines, les premiers maîtres qui ne voient pas. Ici la piscine et la bibliothèque à portée de pied. Je m’y rends souvent. Deviens forte en queue de poisson et m’abandonne à la lecture. L’odeur du chlore et des livres poussières.
Ici celui qui rendra malade de ne pas savoir l’amour sain, 7 kg perdu, une vie qui tremble. Un enfant qui apprend à se taire. 9 ans et 4 déménagements.

7 Chemin du Fort de la Briche, 93200 Saint-Denis
Un ancien fort, qui encercle, qui contient, appartements, coin de jardin, en pleine ville, souffle improbable. Chargé d’histoire, il protégeait Paris au XIXème siècle.
Au dehors, j’apprendrais les crachats, les humiliations et la rébellion. Au-dedans, j’apprendrais les rires et le groupe de préados qui s’ébroue. Parc d’attractions détourné. Voie de chemin de fer, casse pour voiture, arbres et liberté. Passage d’un habitat à un autre. A l’intérieur nous sommes libres. Bêtises qui sourient. Les adultes ont confiance en l’espace. Nous sommes à l’abri du temps et du gris qui écrase.
J’apprendrais à me déplacer, à m’opposer, à cheminer.
J’apprendrais que je suis définitivement femme même encore fille. Que les hommes parlent en déplacé. Le regard mâle décide donc de la direction de l’enfance ? Grandir vite. Qui pour taire les pulsions ?
J’apprendrais que chaque chose prend fin et qu’il est douloureux d’avancer cassée.
J’apprendrais ce que je sais maintenant sans langue pour le clamer.
13 ans de caserne, cinquième déménagement. Fin de sirènes.

Il est intéressant de voir comme des rues, des trajets familiers, deviennent lointains, inaccessibles. Puis une photo, le nom d’une rue et un poids s’abat. Mélancolie teintée. Lorsque les souvenirs affluent, ils pèsent parfois.
Se replonger cheville au corps, s’efforcer à l’oubli, ne pas s’écorcher. Pourtant il y a du doux, du rire, de la vie dans tout ça. Des choix racontent les années. Convocation de sensation, descriptions, émotions. Dire ne pas dire, chercher ne pas trouver. Caché. Balbutier.
Des restes encore. Pour plus tard.

J Hendrycks

2 commentaires à propos de “autobiographies #04 | carnet chiffré”

  1. Décidément, je lis de façon aléatoire les textes de mes collègues et chaque fois que je tombe sur un signé « J Hendrycks » je me régale… Merci pour celui-ci encore.

    • Merci beaucoup Helene pour ce retour enthousiaste! J’ai commencé à les faire par les deux bouts (11 et 6 pour l’instant). J’ai sauté la réécriture que je ferais peut etre plus tard. Belle soirée