#autobiographies #10 | moments blancs

Elle a la peau usée. Elle a la peau ridée d’une écorce d’orange. Elle a l’écorce d’un vieux chêne. Elle est un arbre qui est tombé. Elle est allongée. Elle est sur un lit d’hôpital. Elle est immobile. Elle a la tête disposée au centre d’un oreiller immaculé. Elle tient ses boucles de cheveux gris si fins comme un ouvrage de dentelle autour de sa tête. Elle a le regard plein. Plein de vies passées. Plein de souvenirs. Elle a le regard plein d’amours, de souffrances, de jours et de nuits. Elle affiche ce sourire qui veut tout dire. Elle dit qu’elle n’est pas triste. Elle dit qu’elle est fatiguée. Elle dit qu’elle a tellement couru. Elle dit qu’elle a tellement aimé. Elle dit qu’elle a beaucoup haï aussi. Elle dit qu’elle a vécu. Son visage à elle dit tout ça. Elle a le cou si fin, si fragile. Elle a la poitrine creusée par les années. Elle a le souffle si étroit que le drap a renoncé à le suivre. Elle a le coeur si faible qu’il bat déjà ailleurs. Elle a le bras sorti, disposé sur le drap le long de son corps sans chair. Elle a le bras qui ressemble à une longue baguette de bois blanc. Elle a le bras filiforme sans plus de muscles. Elle a la main blanche, presque translucide constellée de tâches brunes. Elle a de longs doigts que le temps a déformés. Elle a la main qui repose dans une autre main. Et tout autour, tout est blanc. Elle tient cette main comme un précieux joyau. Elle a les deux mains qui l’enserre précieusement. Elle est assise comme on se prosterne. Elle sent le froid dans la paume de ses mains. Elle a le sang chaud mais il ne réchauffe pas. Elle a les yeux plein de larmes mais elles ne mouillent pas. Elle a le souffle plein de vie mais il ne suffit pas. Et tout autour, tout est blanc. Elle est allongée, toute en rondeur. Un monde rond, un ventre rond, des hanches, des joues, des seins prêts à exploser. Et la douleur, ronde elle-aussi. Elle fixe le plafond blanc mais elle ne le voit pas. Elle entend les litanies qui emplissent l’espace mais elle ne les écoute pas. Elle est seule au coeur d’un tumulte mais elle n’y prête pas attention. Elles s’accrochent aux draps blancs. Elle serre les dents et tout ce qu’elle peut serrer. Elle transpire de tout son être. Elle a le souffle si puissant que tout, autour d’elle, est emportée par la tempête. Elle a le coeur si puissant qu’il bat déjà ailleurs. Elle a le visage déformé. Elle ferme les yeux si forts que ses oreilles tremblent. Elle ferme les yeux si forts que son front se plisse de mille vagues. Elle ferme les yeux si forts que des nuages blancs apparaissent derrière ses paupières. Elle souffle. Elle délivre. Elle expulse. Elle enfante. Et tout autour, tout est blanc. Surgissant du drap qui recouvre ses jambes repliées, elle l’aperçoit enfin. Elle est portée à bout de bras. Elle vole. Elle est un morceau de chair ruisselant d’amour qui vient du ciel. Ou de l’espace. Elle est une forme toute en rondeur. Elle est une boule d’affection. Elle est la promesse d’un nouveau sens. Elle est l’ébauche d’un avenir qui se dessine instantanément. Elle est une inspiration, la première. Elle est un cri, le premier. Elle est la première. Elle est aussi un flot de larmes inexpliqué. Elle est aussi une porte qui s’ouvre sur un autre paysage. Elle est aussi une clé qui délivre une nouvelle dimension. Elle est le point zéro. Elle est l’alpha. Elle est le « la » auquel s’accorde toutes les musiques du monde. Et tout autour, tout est blanc. Elle est le sourire des autres. Elle est la tendresse en libre-service. Elle est l’amour en distributeur. Elle est le bébé qui conjugue la vie des autres au futur. Elle est le monde qui érige des frontières. Elle est l’abandon successif des possibilités. Elle est la réduction de l’infini. Elle est l’enfant qui conjugue sa vie au présent. Elle est un point qui trace sa route dans le maelström de l’existence. Elle est la femme. Elle est celle qui cherche de nouvelles conjugaisons. Elle est celle qui croit avoir trouvé. Elle est la mère. Elle est la capitaine d’un bateau qui vogue sur un océan familier. Elle est celle qui connaît le goût de l’eau. Elle est celle qui connaît le goût de toutes les gouttes d’eau de tous les océans du monde. Elle est celle qui s’en fout des conjugaisons. 

Elle a la peau usée. 

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

11 commentaires à propos de “#autobiographies #10 | moments blancs”

  1. « Elle a de longs doigts que le temps a déformés. Elle a la main qui repose dans une autre main. Et tout autour, tout est blanc.  » Et tout autour tout est blanc… puissance du mouvement à rebours d’une vie. Emportée.

    • Merci Danièle. D’autres souvenirs pour moi, bien évidemment, mais nos vies s’accrochent sans aucun doute à des événements tout aussi forts que communs.

  2. Très beau texte, prenant et cette astuce de « elle dit que … » qui ouvre des possibilités que la proposition m’avait fermées, merci merci, des gentilles relatives, voilà la solution pour échapper à la sécheresse où je me suis fourvoyée !

  3. J’étais déjà venue hier et je suis revenue ce matin pour laisser petite trace…
    car ce blanc me touche, exactement le même que celui de ma palette personnelle, je l’ai reconnu…
    j’aime beaucoup ton début, et puis cette naissance…

  4. Fondu au blanc magnifiquement cinématographique. (Et tandis que j’écris je vois la neige tomber de l’autre côté de la fenêtre).