autobiographies #09 | laisser ouvert

dans le jardin juste après la grille on avait installé une table pour jouer à dire les noms des cartes le valet de trèfle lancelot tu avais pris un verre d’eau dans la figure je ferme pas la porte A l’atelier de vannerie il n’avait jamais réussi à tresser le moindre panier mais le jour de la visite des parents il leur en a montré un superbe d’où venait-il je ferme pas la porte Le hangar des radeaux pour le traverser il fallait enjamber des bidons énormes, des chambres à air gigantesques, des planches et des rouleaux de corde ; on espérait que ces assemblages improbables tiennent le coup sur la rivière en fait non je ferme pas la porte En entrant par la porte des invités à gauche il y avait le salon au milieu une table style indéfini le même que le buffet au fond achetés chez Crozatier à droite un guéridon à pieds courbes assorti à deux fauteuils à grosses fleurs sur l’électrophone boléro de ravel par terre des patins il y fait froid mais je ferme pas la porte Le café près du port petit déjeuner devine qui est derrière toi jacques lacarrière oser lui dire bonjour il met en scène une pièce de sophocle je ferme pas la porte Sur le stade pour les épreuves du BEPC course pieds nus ; la salle des fêtes de l’école où il a soigneusement préparé des lots pour son grand jeu de tirage au sort mais personne n’a acheté de billets ; sur la scène quatre hommes en collant chansons de prévert marie joseph frères jacques découverte là des choses pas exactement à leur place pas dans leur signification première je ferme pas la porte Sous la tonnelle le petit garçon souffle dans la poignée de son cerceau comme dans un clairon la petite fille doigt dans le nez je ferme pas la porte Leur sourire qu’est ce qu’ils sont beaux mais qu’est ce qu’ils font là c’est pas leur mariage je ferme pas la porte Sous la tonnelle encore des années plus tard sourires figés regards en biais c’est sûr quelque chose ne va pas je ferme pas la porte Le père sort dans son joli costume d’un pas décidé il va filmer la fête mais le soir il dira qu’il avait oublié de mettre un film dans la caméra pourtant elle semblait heureuse en regardant sa témoin elle lui a passé la bague au doigt je ferme pas la porte Ils n’ont pas l’air bien joyeux tous les trois ce pique-nique au bord de l’eau et toi fier devant la grande tente l’été à nosy bé je ferme pas la porte La cour de l’école trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre ; un groupe de gaillards d’une dizaine d’années affublés de tambours et de tricornes le bon ami gomez jean pierre je crois il s’appelait et le grand buill un jour au fond de la classe il s’était bouché les oreilles et mis à hurler pensant qu’on ne l’entendrait pas que sont-ils que sommes nous tous devenus je ferme pas la porte Le grand écran sur lequel tu regardais un match de foot et soudain l’horreur je ferme pas la porte La ville vue du dessus la nuit un pont une rue éclairée qui va vers les immeubles si hauts c’est une autre ville ailleurs à des années lumières comme dans un livre de rezvani pourtant la même vie je regarde cette ville comme ça parce que j’ai regardé l’autre et je ferme pas la porte Le parc à nice ou cannes on jouait de la guitare on écoutait sur un transistor ce soir-là ils ont marché sur la lune ; l’appartement de banlieue en train d’acheter une vieille 4L à la radio tchernobyl même pas peur ; la baie des cochons dans la dauphine nous traversions la rizière sur la route toute droite mais ça ne peut pas être ça parce que la baie des cochons c’était en 1961 et là je n’étais pas dans la rizière mais alors pourquoi et je ferme pas la porte L’hôtel avait brulé mais j’ai appris des années plus tard que tu étais dedans et que tu y avais perdu une enfant je ferme pas la porte La salle de réunion le coup de téléphone ton père est décédé abasourdissement plus que sentiment de perte au sens de perdu dans l’univers dans le temps comme pour la mort de la mère quelques années plus tard excusez moi je dois y aller je laisse ouvert

A propos de bernard dudoignon

Ne pas laisser filer le temps, ne pas tout perdre, qu'il reste quelque chose. Vanité inouïe.

6 commentaires à propos de “autobiographies #09 | laisser ouvert”

  1. Etonnant, entêtant ton « je ne ferme pas la porte » et cet unique point virgule (deux, je n’en vois que deux). je te lis de loin en loin, pas assez assidue à cet atelier, je suis encore dans celui d’été, mais j’aime bien. C’est simple et plein d’émotion contenue.

  2. je ne me souviens plus de la consigne… ça me fait penser à plein de trucs… quelque chose en tout cas d’une cavalcade, bizarre, une cavalcade feutrée, surtout ne regardez pas, ne regardez pas celui qui cavale, il cavale discret, il cavale en douce… bizarre bizarre que cette lecture, mais le rythme est entêtant, et la voix contagieuse, la laisser là entrebâillée, sans la claquer, cavaler feutré.

    • La consigne, si je l’ai comprise et si je m’en souviens, c’était passage d’un espace (lieu ou temps) à un autre pas forcément en rapport. Dans autobiographie comme fiction, je comprends surtout autobiographie. Fiction m’est plus étrangère et je me débrouille avec ça. Dans cette cavalcade, avez vous croisé les frères jacques ? Antananarivo 1964 Ouf!! Bonne journée.

  3. en zigzag dans le temps et l’espace cette liberté ça fait plaisir ça rince, ça ruisselle c’est bon que ça soit dit que ça soit surgi courant d’air oui laisse la porte ouverte je crois que tu as trouvé quelque chose.

    • ces consignes qui ne laissent pas place à la nostalgie reléguée en second couteau par la langue et l’écriture, elles sont libératrices. Le plaisir de relire ces textes. Merci Catherine.