Carnaval des silhouettes

Les mots lui arrivent par paquets. Alors il faut trier. Il les compte. La langue remue rebelle, elle part dans tous les sens. Il bégaie. Il voudrait dire.

– « Un, deux, trois et puis par la. …. Tu sais ».

– « Et l’enfant, tu le reconnais l’enfant ? »

Ça bute sur les consonnes, ça fuit sur les voyelles. Mais le visage bien sûr qu’il le reconnaît

– « Un et deux… monf…. »

Le i se coince. Et d’ailleurs ce n’est pas cela qu’il voulait dire. Il reprend et secoue la tête. Avec sa main valide il tente de montrer le cercle plus clair qui émerge des vêtements .

– « Le pe…le petit ..le gars … ilse .pppromm… mena.. dnon ! Un, deux… »

Il prend son élan comme pour attraper le souvenir qui se dérobe. Lui, c’est lui mais plus lui. Peut être un autre. Le fils ? Où dans le temps ?

– « Je voudrais, je voudrais. » ..

Le visage crispé accentue le déséquilibre des traits. Ça souffre à l’intérieur. Il préfère renoncer. D’un coup le corps se détend.

Qui est-ce là sur la photo, en arrière ?

Une présomption tout au plus. L’homme au chapeau qui marche derrière l’enfant en barboteuse. C’est une autre époque. Les garçons avaient volontiers un air de fille. Et puis ça se différenciait.

 Il a l’air attentif d’un père aux aguets.

Peut-être. Ou alors c’est un passant attendri platement devant l’Enfance. Se dire qu’on n’est rien tant qu’il n’y a pas de regard. Se dire qu’on n’est pas grand-chose sous le regard indifférencié. Se dire qu’on existe si peu. Et puis le regard en arrière comme si …

Drôle comme l’enfant ne se reconnait qu’à travers sa descendance. On voit les fils à travers cet embryon de père.

Comme il détourne la tête on peut extrapoler le visage à partit de la touffe noire des cheveux. La même qu’on verra plus tard sur les photos du frère. Du coup on y met un sourire sorti tout droit d’une anachronie.

Et celui – la ? L’ovale parfait retouché sur la photo semble épouser le cadre. Cheveux court des femmes dans cet entre deux guerres. Le regard est sévère presque dominant. Qui pourrait penser qu’on est à deux doigts de la disparition volontaire ? Surtout pas l’enfant qui l’observe timide. Avec l’âge  il y cherche les indices d’une folie déclarée. Qu’est ce qu’il peut y comprendre de l’époque et de la honte peut être. Les méplats cartographient  un orgueil aux prises avec l’opinion publique. Chaplin un peu mais version féminine.  Dans ces années là il fallait du mépris et de la force pour s’en tirer.

C’est un « instantané », la capture d’un instant, plutôt heureux si l’on en juge par le sourire de la petite fille ou par l’attitude « idiote » de celui qui sait bien que même ainsi déformé il ne parviendra pas à enlaidir une allure non dénuée de charme et même d’une certaine beauté. Mélange de certitude de soi et de fragilité : ce qu’il met ainsi en scène c’est aussi bien son élégance que souligne la position de « contraposto » naturellement adoptée que l’appel (désespéré ?) à une attention fuyante, de celui qui sait qu’en somme il n’est pas suffisamment « légitime ». Ce dernier mot utilisé sans doute sous l’emprise d’un cliché auquel s’est substituée la vraie vie, pour répondre à ce qu’on croit savoir et qui n’est, pour finir, qu’une vérité non révélée mais acquise après de longues années d’ignorance. De là l’inconsistance d’un langage qui n’a pas de prise sur ce morceau de temps auquel personne ne nous a jamais introduit. Ce qui est dit comme une évidence n’est au fond rien d’autre qu’une histoire que n’étaie aucun témoignage. 

La lumière vient éclairer le visage de la jeune fille, tandis que celui du garçon reste dans l’ombre portée des arbres qui les entourent. Le costume dans les tons gris du jeune homme renforce l’impression d’effacement tandis que le chemisier blanc de sa sœur (car c’est bien la seule certitude qu’on a au fond devant cette photo venue d’un autre âge) vient rehausser l’effet de la lumière. Est-ce pour cela qu’elle semble plus naturelle, insouciante de l’effet produit, toute entière au plaisir d’être regardée sans se soucier de savoir si encore de longues années on pourra la voir ainsi « telle qu’en elle-même enfin… ». D’ailleurs on voit bien que pour elle le temps n’a pas d’importance, occupée qu’elle est à vivre le présent dans sa plénitude complète. Ce qui frappe chez elle c’est une innocence absolue, un bonheur rayonnant comme une aura dont on perçoit qu’elle l’accompagne et l’accompagnera pour toujours.

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.