#carnets #prologue | Les gardiennes de l’armoire aux cahiers

Les gardiennes, c’était Muriel et moi. Bien cachées au fond de la classe, derrière tous les autres élèves pour échapper aux élans de tendresse de la maitresse, qui n’hésitait pas à chouchouter tous ceux ou celles qui lui donnaient des bonnes réponses, nous étions tout près de la grande armoire vitrée où se trouvait le matériel scolaire y compris les cahiers colorés dont nous étions responsables. Quand un élève arrivait au bout du sien, l’une de nous se levait immédiatement (beau prétexte pour bouger) et lui en remettait un neuf. Pour nous deux, nous avions une norme à laquelle nous tenions énormément. Lorsque l’un de nos cahiers commençait à s’arrondir à l’approche des deux agrafes qui fixaient les feuilles au milieu, nous considérions que nous n’avions plus les conditions adéquates pour faire un bon travail de copie, puisque, précisément à cet endroit, le stylo plume commençait à déraper et gagnait une vie autonome sur la feuille blanche. Le buvard n’arrivait que tant bien que mal à atténuer les conséquences les plus néfastes de ces dérapages intempestifs et nous nous retrouvions avec de belles taches bleues dilapidant notre écriture laborieuse. Impossible de travailler dans de telles conditions, alors, en toute impunité et avec la plus grande décontraction, nous prenions dans l’armoire un cahier tout neuf, aux pages lisses et immaculées, bien plates, idéales pour y inscrire notre nom magnifiquement souligné en rouge et y faire glisser l’écriture jusqu’à l’endroit fatidique que nous attendions avec impatience. L’année suivante, tout a changé. La maitresse est devenue un maitre, plus d’armoire à cahiers, plus d’élèves diligents pour rendre service aux autres. La stratégie du fond la classe est restée la même, mais, de temps en temps, une voix sonore se faisait entendre à travers la salle (« Mademoiselle Barroso, vous rêvez ? »), ce qui rendait toute tranquillité impossible. Les cahiers, eux, étaient magnifiques. Bien gros, reliés et cousus par paquets de vingt pages, ils s’adaptaient parfaitement à la superficie rigide du pupitre, sans s’éclipser sous les mots. Mon cahier de grammaire est impeccablement inondé de signes et de traits, de la première à la dernière page, des phrases simples aux phrases complexes.

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

14 commentaires à propos de “#carnets #prologue | Les gardiennes de l’armoire aux cahiers”

  1. J’adore cette évocation de salle de classe de l’usage des cahiers et des responsables des changement de cahiers rangés dans l’armoire
    et puis l’utilisation au fil des jours, le comptage des pages jusqu’à rejoindre le milieu, l’encre qui tache, la couleur des couvertures
    merci Helena
    (finalement participation pour ce prologue… et un peu de temps pour découvrir les autres )

    • Merci, Françoise ! Oui, il y a des souvenirs qui font du bien !
      Contente que tu nous rejoignes. Vais aller découvrir tes carnets !

    • Merci infiniment pour votre commentaire, Françoise. Touchée que ces cahiers d’enfance fassent écho ! Je n’ai pas créé de cahier individuel, par manque de temps, mais j’irai découvrir le vôtre. Encore merci pour votre passage !

  2. ah ben alors pas de carnet? Je me disais aussi, on ne vous voit pas beaucoup par ici mais que cette anecdote est réjouissante, tous ces petits rituels scolaires avec la loi implicite des préférences, bien disparu tout cela. Merci de le si bien évoquer

    • Merci infiniment, Catherine! Contente que vous ayez souligné « la loi implicite des préférences ». Pour le carnet, je vous rejoindrai au prochain détour !