carnets individuels | Marie-Caroline Gallot

1- Rue en sens interdit de 17 à 18h, pas vue, l’heure. Tu crois que j’ai le temps de lire l’heure sous les sens interdits intermittents ? Espèce de connasse tu connais pas le code de la route. Il se prend pour qui avec son bus, lui ! Substitut de virilité, l’engin ? L’insulte fait effraction dans la coquille protectrice de l’habitacle. Une petite douleur passagère, imprévue, celle des  mots qui coupent gratuitement et sans qu’on s’y attende. MCG

2-Cela n’a plus l’odeur du cigare, l’appartement, bientôt refait, dépoussiéré, délivré (le fait d’enlever les livres peut-il se dire ainsi ?) Trop longtemps qu’il est mort, humer, et ne rien trouver, alors essayer de faire flotter à nouveau les effluves qui indiquaient sa présence. C’est impossible de gonfler les joues comme lui, de produire un si gros nuage, Oui un cigare ça se crapote, ma petite ! Prends un cendrier-ses boites de cigare, pratiques, en fer à couvercle, les cendres s’éparpilleront pas. Il ne reste plus que des boites vides et l’odeur du tabac froid qui stagne dans son cœur.

3- Il aurait fallu capturer l’odeur dans les petites boites en métal. Mais comment garder l’éphémère ? Se lover au cœur des paradoxes évanescents…Il aurait fallu. MCG

4-Le mal de dos ramène brusquement le corps dans toute sa pesanteur après la légèreté désincarnée du songe.

5-Rouler, vite, ne pas être en retard, chercher les ciels à capturer, oui quelques vues mais gris assez uniforme et pas le temps de s’arrêter, et puis la vitre de la voiture est trop sale pour photographier à travers. Attendre le ciel de midi, là ça sera le bon ! Nouvel échec, papiers à renvoyer de toute urgence-Tu crois pas que tes ciels peuvent attendre non ? La fatigue vole le ciel trois : sieste. Heureusement, une notification signale qu’A. a changé sa photo de couverture- coup de bol, c’est un ciel tout en nuances, un de ceux qui m’ont échappé aujourd’hui. MCG

6-Personne d’autre que moi n’aurait remarqué ces irrégularités de peau. Poils naissants, boursoufflures, coccinelles et cicatrices.

7-Une pompiste, c’est rare, pas ravie, visage fermé, cheveux gris -tu crois qu’elle a fait ça toute sa vie ? Avec le mari sans doute ? Un garage familial ? Doit faire les factures en plus de servir l’essence. Ai essayé de la faire sourire, léger mieux sur visage triste.| Ne la connais pas, récupérée à la gare, bonjour, quelques mots, et surtout, ces yeux, à se demander si c’est des vrais. A-t-elle des lentilles qui les éclaircissent ? L’ai regardée de profil pour essayer de voir.| Visage apathique, jamais parlé à lui, pourtant il est là, chaque matin, au même endroit. Envie de lui gueuler : réveille-toi !  

8-Hanouna tu commences ta journée sur France Cul et ils parlent de ses frasques Rosa Parks tu surveilles le bac dans la salle Parks c’est écrit rendez-vous place Maréchal Foch il a fait quoi déjà  lui envie d’aller chez la bouquiniste de la rue Clovis Hugues poétique détour mais pas le temps retour hôpital avenue Albert Raimond ras le bol d’y aller pas le choix fin du jour demain y aura Kélévitch disciple de Jankélévitch les happy few comprendront.

9-Ne pas s’attarder sur la merde qu’elle ne nettoie plus dans ses chiottes, sur les draps  du lit qu’elle ne lave plus et sur l’odeur de pisse qui stagne dans sa salle de bains. Ne retenir que ses restes de coquetterie, fond de teint, rouge à lèvres et ongles vernis. MCG

10- Pendant que le bœuf bourguignon mijote, des tombes se creusent ; pendant que la machine à laver ronronne, des silences  s’installent ; pendant que les sols sèchent, des larmes mouillent la joue. MCG

11- La photo de l’auteur en quatrième de couverture, j’aurais voulu la déchirer. Non ça ne collait pas avec l’image du petit garçon qui m’avait accompagnée dans la lecture. Il ne peut pas vieillir, il n’a pas le droit. Les premières lectures ne se fanent pas. Je l’ai dérobée en souvenir dans la bibliothèque de la mère. Aujourd’hui il est rangé , si on peut dire, entre Cher connard et Problèmes de Linguistique générale, tome 1, drôle de place pour la Gloire de mon père. MCG

12-De la campagne matinale au ciel orangé à la grisaille de la ville uniformément triste. C est cliché mais c est ainsi. Le mur rouge du tribunal rappelle la chaleur du ciel naissant et contraste avec les grises mines qui défilent à la barre. Contrastes de vie.

13-L’image s’impose dans son arrêt chaque année ce jour-là, celui où tu aurais dû, toi aussi, avoir un an de plus, mais où tu resteras, maintenant, dans ton éternelle enfance. Date à attention fixe, date partagée, date mitigée, rires et pleurs. 

14 -Depuis l’immobilité méditative du corps, le frissonnement de la branche passe d’imperceptible à essentiel, un je-ne-sais-quoi-et-presque rien qui , malgré la vitre, se répand en furie sourde sur les pores de la peau blessée.

15-C’est vrai que ça repart plein pot, tout ça, on est pas sorti, oui il fait beau, c’est pas bien normal de l’herbe si riche à cette saison, encore grimpés les prix, vas-y gros fais la passe, pardon madame, oui c’est toujours fermé cette Poste, deux baguettes, pas trop cuites, tiens salut ça va ? Faudra voir à changer les amortisseurs.

16-Veste camouflage tiens ça se fait encore ça, remarque le cartable est assorti, mais en orange fluo, dérive marketing qui se dissimulerait mal dans une forêt-il n’a pas dû y penser, en l’achetant-, pulls à rayure, un, deux, trois ! Quand même…pensée vagabonde pour les slips à rayures ; égarement, retour vue immédiate, robes longues, seulement,- peur du court, peur des viols- et pulls nacrés. Jeunesse triste et effacée ? Baskets blanches, baskets blanches à liséré rouge, baskets blanches à brillants, valse infinie, uniforme, cohésion . Je regarde mes bottes et me sens seule. Je n’ai pas de baskets.

17-Creuser le coin jusqu’à la moelle : angle mort, brise vue et paillasson.

18- « Non, qu’ils ne croient pas cela. Qu’ils se rassurent. Il connaît aussi le calcul des probabilités. Il sait bien, on le lui a assez répété, que tout est dit, tout a été prospecté, tout est occupé. Il n’y a pas un buisson d’aubépine, pas un rosier, pas un caillou qui ne soit interdit. Mais il ne s’en approche pas. Il n’en a aucune envie. Qu’on l’oublie, c’est tout ce qu’il demande, qu’on le laisse, qu’on l’abandonne ici jusqu’où ne songent pas à s’introduire sur les traces des enfants prédestinés les mères aimantes. Pas de mères ici, ni de pères. Pas de protecteurs puissants qui vous tendent la main. Il n’essaiera plus jamais de quémander aucune assistance. Il n’en a plus besoin. Il n’a, ici, plus besoin de personne. » Pas eu le temps de copier, juste copié collé, application livres, mais je savais quoi, je savais où, je savais chez qui et je savais pourquoi ce passage, chez elle je trouve toujours des échos…recopier ses livres, sa vie, sa date de naissance et parfois, son nom…

19- Le petit badge noir et doré sur la blouse signale « étudiant », même pas au féminin, ça doit être un badge en stock que l’on refile comme ça, sans se soucier du sexe, juste le statut, fragile, comme ses gestes encore hésitants quand elle enregistre sirop pour la toux sur son ordinateur. Au moins elle ne rajoute pas le laïus habituel de ses collègues expérimentées, vous savez il faut le prendre le soir, pas plus de 10ml blabla. Si elles savaient que je me tape la bouteille pour dormir. Juste un sourire, ça me va très bien, j’ai perdu ma voix et même l’échange informel des posologies m’aurait gonflée. MCG

20- Glisser l’argent dans l’enveloppe prévue à cet effet. Participation indirecte et discrète. A l’ère des cagnottes en ligne, continuer à prendre le risque du don sans vérification. C’est touchant, au fond, cette confiance. 

21-Ajouter un peu plus de verre brisé aux ordures du monde. Fracas jouissif, faire disparaître cet inlassable témoin d’une lutte pas tout à fait gagnée, broyer la tentation, dissimuler la honte dans le vide ordures.

22-Plusieurs tentatives. Échec, y retourner, le reprendre, le mettre au chaud, là, dans le sac, en plus il fait froid, humide, il va devenir quoi ? Impression d’abandonner quelqu’un à l’indifférence de la rue du coin. Qui pour en prendre soin ? Bien sûr pour de faux je pourrais dire que je l’ai déposé délicatement sur un banc du jardin public, ça ferait une fiction, il serait ramassé par une âme en peine, ça serait une belle histoire. Mais non, je ne peux pas, ni mentir ni jouer ni tricher.

23-Il y a des carnets choisis et d’autres, imposés. Un de ces carnets pré-remplis. Il faut noter ses impressions, les avantages, les inconvénients. Catégories convenues du jugement de valeur. Puis, en bas, il faut compter. A la semaine. Le nombre de verres. Alors au début on s’applique, on remplit bien, on dénombre scrupuleusement, on est fier. C’est un peu comme ce décompte de points dans un parcours d’obstacle à cheval, si tu as compté zéro points, tu as gagné, t’as pas fait de fautes à 4 ou 8 points. Ben là c’est pareil, le jour où tu remplis les cases avec des zéros, le jour où tu n’as plus rien à dénombrer, ce jour-là, tu es guéri. Mais on ne sait pas encore pendant combien de dodos il faudra encore cocher dans le calendrier pour  que cela arrive. Alors on se contente d’offrir un calendrier de l’avent à chocolats industriels aux enfants, c’est plus sain, non ?

24-Flacon de sirop, paquet de cotons, tasse à café, table basse, petit carnet et miettes de pain, vue figée, ne pas bouger, attendre que le sang coagule, ne rien faire, nouveau coton, tâches sur le carrelage, ne rien pouvoir faire, non, pas encore, attendre que le flux s’apaise, jusqu’au néant, jusqu’à ne plus sentir ce léger et presque agréable chatouillement de la narine.

25- Peau qui craque–peau qui marque– peau de peu– peau de honte–peau de chagrin, enfin ! 

26- Un bouchon ici, du jamais vu, retard certain, point mort dans l’habitacle. Se centrer sur la poussière autour du levier de vitesse, les mouchoirs dans le vide-poche,- net- ses soucis égoïstement siens, jurer, mais c’est quoi ce bordel ? Ne pas savoir- flou- qu’il y avait eu un mort, des blessés, tout ça à cause du brouillard ou du verglas, on ne sait pas trop, c’est encore flou. Autoroute coupée, vie arrêtée, -triste net- vies dans l’entre deux -flou-, et toi tu as râlé pour cinq minutes de retard, c’était flou, tu ne savais pas, tu n’avais sous les yeux que les miettes de pain du siège passager…Journal le Progrès en ligne, extrait, net : Ce drame de la route concerne 23 véhicules, dont 9 poids lourds, 4 véhicules utilitaires et six voitures ! Il s’étend même sur plusieurs kilomètres dans les deux sens de l’autoroute !

27-« Tu t’es vu quand t’as bu ? » Le slogan a marqué plusieurs générations. Cette campagne télévisée date de 1991. Source article Ipsos. Tu étais petite, mais tu t‘en souviens… Au moment du dédoublement c’est cette phrase qui s’invite. Tu ne publieras pas ce texte parce que ton tu te fais honte. Tu ne veux pas voir, précisément à ce moment-là. Le reste du temps c’est facile, comme dans ce texte de Barthes sur l’écrivain et sa journée type, ça fait bien, le tu qui écrit, le tu qui fait une conférence, le tu qui soigne les enfants, tout une liste de tu bien honorables. Te voir en train de boire, non. Le jour où tu seras capable de te dédoubler à ce moment précis, alors tu seras guérie, en attendant tu vas te resservir, il y a un anniversaire, tu t’étais dit non, le oui masque tout dédoublement, toute brèche entre le soi voulu et le soi vécu qu’un non, pourtant, aurait ouverte.

28- La pierre qui pousse ne plus savoir comment la retenir corps attiré par la falaise et toi le double tu peux pas aider simple spectateur du désastre qui peut être même rit jaune ou noir alors remonter les manches faire les comptes en tous genres verres chèques tâches inlassable recommencement sous lequel peur d’être écrasée

29-Dire est si difficile, pour une fois que ça sortait sans effort, je n’aurais pas dû écouter la fluidité des paroles trop vite sorties de soi. MCG

30-La misère du coin se lit dans le presque néant de son actualité. Même en cherchant bien, rien de plus que la menace de neige et de verglas. Le journal local endosse tristement la fonction phatique du langage, salut ça va ? Il fait froid aujourd’hui.

32-Ses initiales sur les livres jaunis. Parfois une note, entre deux pages, petite écriture presque illisible. Les livres couverts avec ce papier épais comme on n’en trouve plus dans les librairies. Traces infimes et inestimables d’une présence jamais éteinte. Ne jamais brûler les livres, ça serait peut-être là sa vraie mort.MCG

33- Le seul vide possible se niche dans les paradoxes d’un corps en mouvement, non pas dans une de ces activités montrables, mesurables, évaluables, via des applications qui compteraient les pas, les calories ou je ne sais quoi. Non, une absence de mesure totale, un hybris éphémère du corps qui ne penserait qu’à rien d’autre qu’à son plaisir presque égoïste. 

34-Elle semble emportée par le poids de sa chevelure anormalement lourde, pour son âge. Sont-ce des vrais ? Ce qui est sûr, c’est que ce noir ébène est faux, tellement tranchant avec cette peau blanche et ridée. Impossible de regarder quelqu’un d’autre que cette presque morte pourtant curieusement vivante, là, dans la file de la superette. Tu crois que ça ferait une histoire pour Duras, ces faux cheveux noirs ? Cette peau ? L’héroïne centrale ce serait elle, la vieille. Si elle parlait, elle dirait qu’elle avait aimé. Elle présenterait celui qui serait l’homme de l’histoire. Il aurait sûrement les yeux bleus.

35-Dans le flux de l’explication cadencée, huilée, bercée, cet arrêt brusque, effroi du rien, recherche face au tableau Veleda blanc qui n’est d’aucun secours, pas plus que les paires d’yeux suspendus au nom qui ne vient pas -Vous savez, ce sociologue ? Non, ils ne savent pas, tu sais qu’ils ne peuvent pas deviner, pourquoi tu demandes ? Pauvre idiote- sensation que le vide est possible à tout moment, -est-ce qu’un jour ces instants de creux s’imposeront avec plus de régularité ? Est-ce ça sentir qu’on vieillit ? Être seule face à ses visions blanches ? La minute s’était étirée de tout son long, aussi large que le tableau muet.

37- Ce fut comme une apparition. Difficile de la chasser depuis toutes ces années, elle s’impose pour structurer la perception, elle rend apparition le simplement vu, grâce à sa présence flottante jamais bien loin. Je crois que sans le pronom démonstratif neutre, on aurait eu plus de mal à y couler autant de résonnances avec l’actuel. C’est peut-être là, dans le creux de l’indicible, que s’invite à chaque fois cette phrase.

38- L’inconfort des lieux du rêve transperce parfois la paroi d’irréalité imposée par le songe. Ils restent au réveil, eux, le grain de bitume rugueux, le pan de mur suintant, la boue du chemin ou encore le gel de la route d’un coin qui ne ressemble à aucun autre. Comment écrire la matière du rêve autrement que depuis ce qu’elle impose au corps ? Un résidu de sensation tient tout accroché à ce reliquat du monde nocturne : une peau qui fait mal, une peur et toujours, oui, toujours, une honte, quel que soit le mur.

A propos de Marie-Caroline Gallot

Navigue entre lettres et philosophie, lecture et écriture.

32 commentaires à propos de “carnets individuels | Marie-Caroline Gallot”

    • Oui Cécile exactement . En tous cas à posteriori par que quand on conduit on a pas que ça à lire 😆. Merci pour ta lecture

  1. A propos du #19
    D’être aphone offre au moins l’avantage de bénéficier de sirop soporifique. C’est déjà ça et bon. savoir ! Merci

  2. j’y reviens et retrouve des textes de la compile (n’avais pas prêté attention aux initiales ni à l’auteur) et me dis « tiens c’est elle » (faire lien)

  3. « verre brisé aux ordures du monde » j’avais lu « brisures » du monde et pense au Léger fracas du monde d’Antoine Choplin

  4. Comprends très bien le 22 lu à l’instant. Le ton et le refus d’abandonner. Pour ma part, j’ai triché, en laissant un livre d’enfant neuf.

  5. « La misère du coin se lit dans le presque néant de son actualité. » L’image, elle, est très parlante.

  6. C’est pour Duras, bien sûr. Ou plutôt c’est pour toi avec les yeux de Duras. Merci Marie-Caroline.