Dans la tête de Giono (réécriture d’une page de NOE)

…parcourt la rue jusqu’à l’extrémité du boulevard Baille, où le tramways attend, comme d’habitude, devant les grilles de l’hôpital de la Timone dont sort une grosse bonne femme au bout d’un bon quart d’heure qu’il est monté dans la voiture,  s’asseyant à côté de lui elle soupire en disant : « je n’en peux plus, on me fait des rayons » elle s’adresse à l’encan et puis « vous ne pouvez pas savoir comme ça me fatigue », cette phrase directement adressée à lui qui ne sait s’il doit répondre ou simplement faire comme si il n’avait pas entendu, tandis que montent à tour de rôle d’autres clients habituels du tramways (il les reconnait parce qu’il a l’habitude de prendre cette ligne) et qui viennent occuper peu à peu les places laissées vides , d’abord le jeune homme supérieurement fringué d’un tissu prince de galles, et dont il aperçoit la nuque rose, rasée, qui tranche avec la noirceur de sa chevelure ondée, pommadée sur les côtés de manière à constituer des petites queues pointues qui lui font comme autant d’accroche-cœur, et puis le petit homme maigre qui est venu s’installer à côté du prince de galles, alors qu’il y avait de la place ailleurs dans la voiture, mais c’est là qu’il s’installe dans son bleu de chauffe qui fait contraste avec la recherche que son voisin affiche, – et il a tout de suite sorti son paquet de petit gris pour se rouler une cigarette très serrée avant de la placer sur son oreille sous le rebord de son chapeau melon parce que dans la voiture c’est interdit de fumer – entre leurs deux têtes, la pommadée et la chapeautée, les deux femmes qui sont montées au même moment, continuant leur discussion tandis qu’elles vont s’asseoir côte à côte, en  évitant de s’approcher des trois autres, des hommes, on ne sait jamais,  pas guindées, non, mais méfiantes, d’une méfiance ordinaire, à laquelle il ne s’attendait pas au premier abord car de dos la plus jeune a l’aspect d’une virago, tandis que lorsqu’elle s’installe en face de lui il peut constater que c’est une toute jeune fille – pas plus de vingt ans – dont la chevelure compliquée témoigne d’un boulot de vingt heures tellement qu’il se dit que ce doit être une coiffeuse tandis que sa compagne conclut une période dont il n’a rien capté «  -Vous comprenez », s’adressant à sa compagne, qu’elle vouvoie en effet, et le prince de galles qui lit le Canard Enchainé manifeste un certain agacement comme si leur conversation avait affaibli son attention, communiquant à la feuille du journal un léger tremblement que remarque de l’autre côté du couloir qui sépare la voiture en deux un monsieur bien – chemise blanche à fines rayures, très propre ; col légèrement amidonné ; cravate avec des intentions, mais discrètes, ce qui est rare ici – dont le veston de drap, dit peigné, dans les bleuâtres, ce qu’on pourrait appeler, dans ce pays, couleur de muraille, et d’une coupe très savamment ancienne, dite classique,  révèle le statut – et il imagine le tailleur qui s’adresse à ses commis (« Le veston de Monsieur Untel »)  avec le ton et les précaution qui leur font comprendre qu’il ne s’agit pas d’un client ordinaire, mais de « Quelqu’un » , comme on dirait, et d’ailleurs les deux petites tâches jaune et rouge qui attirent le regard sur sa boutonnière le prouvent, même si on ne parvient pas tout de suite à clairement identifier de quelles décorations il s’agit, la main posée fermement – de gros doigts courts, poilus, ornés d’une grosse chevalière en gros or avec de grosses initiales – sur une serviette de cuir calée à plat sur ses genoux, tandis que le regard revient un moment sur son quadruple menton engoncé dans un col amidonné, un menton qui achève deux bajoues venant s’épanouir sur une bouche qu’on dirait comme ecclésiastique, la tête couverte d’un chapeau de feutre mi-dur couleur Palmolive, dont le rebord frôle la chevelure vaporeuse d’une dame – celle là il ne l’avait jamais vue- qui s’est endormie contre le montant de la portière à peine elle s’était assise, quand il l’avait remarquée l’arrachant à sa rêverie qui l’avait porté il ne sait pourquoi vers les cistes et les romarins de sa colline, et il était bien certain d’avoir été le seul à lui porter son attention tant elle s’était glissée avec une discrétion de petite sourisdans la voiture – tous les occupants plus préoccupés de saisir l’objet d’une discussion que rendaient quasiment publique deux messieurs « importants » qui péroraient un ton légèrement au-dessus de ce qui aurait dû être leur vrai ton haut, comme s’ils se forçaient pour qu’on les entende et remarque qu’ils discutaient de choses importantes, de « ce qu’il faudrait faire « , incluant tout à la fois dans leur propos, lui, ceux qui occupaient la voitures, tout le monde, eux exceptés – la femme aux rayons, le Jaune et Rouge, le prince de galles,  la femme charmante, qui dort, la coiffeuse et sa voisine qui pense, l’homme au chapeau melon – tout cela bien organisé disent-ils au moment où la petite cloche du tramways résonne dans l’espace et que la machine s’ébranle avec douceur pour accomplir son chemin vers….

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.