dialogue #01 | didascalie en sous sol

Ils sont face à face lui rouge elle blanche pas hâlée lui sur l’avant dernière marche elle debout avec autour les choses dans le sous sol béton au long soupirail à fenêtre rabattante

Elle ne l’entend pas arriver. Quelques marches de béton à descendre. Il la surprend accroupie tournée vers le grand congélateur coffre où l’on pourrait coucher à deux.
(achat promotionnel de Noël son cadeau – elle en rêvait – aime préparer à l’avance et enfourner dans les sacs prévus à cet effet -mets datés avec liste des ingrédients – jamais prise au dépourvu )
Il toussote pour signaler sa présence; dit quelque chose comme s’excusant. Voix détimbrée qui part dans les aigus. Au début quand il parle, c’est toujours trop aigu et presque aphone
(un handicap pour un quarantenaire diplômé de sexe masculin dit la ressource humaine et conseillé les séances d’orthophonie )
Sur le sol autour d’elle les sacs plastique, ceux de congélation format familial. Par transparence, les couleurs. Roses et rouges, chair — de la viande certainement. Ce sursaut qui part des épaules et engage tout le corps. Un demi tour et ils sont face à face. Elle porte une main vers son front. Léger vertige.
(mouches ou phasmes de lumière sa masse qui aurait chu en trois temps avec le bruit sourd)
Elle entrouvre les bras pour l’équilibre comme une invitation vers lui
(il croit) (il aurait alors appliqué sa bouche sur la sienne comme baiser ses lèvres et soulevé la robe et touché le ventre)
Léger flottement de la robe. Dit quelque chose comme: tu… un ton sec et lui …chérie pardon… tu…doux. Sa robe lavande sans taille qui baille et autour du cou le collier de chair. Triste. Quarante ans. De jolis traits submergés. De jolis yeux. Cernés. Un peu verts. Poudre aux paupières dorée. Mordorée. Lui est en costume de bureau marine
(elle choisit ses vêtements trouve que le noir fait cérémonie lui achète des sous vêtements sport de couleur des chaussettes qui ne marquent pas au mollet)
Immobile glabre et rouge. Élasthanne. Viscose. Polyester. La cravate bordeaux des mardis et jeudis. On est jeudi. 14H54 affiche la pendule numérique du congélateur
(15H54 il n’a pas actualisé l’heure, a pensé à un automatisme comme pour le téléphone).
29 mars 2005 sur le calendrier pendu au dessus de l’étagère à jouets d’été il y a des roses. Choses de plage, bateau sur l’eau; Kit plastique d’outillage de jardin —on en trouve à Brico—, taille enfant. Boules, balles et quilles. Jaune, vert pomme et rouge. Il se tient toujours sur l’avant dernière marche, n’a pas franchi les quelques pas qui le séparent d’elle. Rayon traversant le long carreau du soupirail oblique sur son visage. Lui dans l’image, dans sa lumière tandis qu’elle se fond —léger contrejour—, à l’éclairage halogène gris béton de la pièce
(un béton rose ce serait beau – le sol – elle l’a dit l’autre soir posant les bouchées à la reine sur la table cirée le jour de la visite impromptu de M. qui travaille à présent dans « la pharmaceutique »- peindre les 4 et 5 mai c’est prévu)
Les pots de peinture superposés sur sa droite comme un château de métal pour un jeu.
(de massacre)
Sa bouche s’entrouvre, elle dit: … et le haut parleur diffuse la valse pour la publicité des assurances où on remonte le temps; cette valse quand elle dit, synchronisation. La valse qui l’emporte.
(elle aurait aimé avoir le disque mais pas retourner dans « l’avant »du pavillon du jour de noce, à cause du chien qui a souillé la robe, ni à la naissance de Line)
Lui, joues rougies par l’effort de devoir dire. Dire ce qu’il ne veut pas. Quand tout va si bien. Dans cette maison au dessus de leurs moyens. Leur présent.
(il aime qu’elle aime, il aime l’entendre, il aime se coucher sous la tapisserie aux roses avec le miroir cerné d’or, il l’aime l’entendre bouchonner les choses, il aime l’attendre en dormant même si elle ne vient pas et se couche quand il part avec la sacoche cuir qu’elle lui a offerte)
Il serre les poings, ongles enfoncés dans la pulpe des paumes. Pour se protéger de trembler quand il dit. Le Campari lui monte à la tête. Ne boit pas. L’a bu — son haleine pue—, d’un trait pour se donner du courage.
Son expression à elle quand il dit. Deux phrases courtes cinglantes.Ses traits . Moue de mépris. Et sous le congélateur un bruit. Un grattement. Une diversion. Elle se retourne. Elle se penche. Et autour il y a toute cette viande en sachets.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

13 commentaires à propos de “dialogue #01 | didascalie en sous sol”

  1. Merci Nathalie Holt. Vous réussissez parfaitement à me faire peur. Toutes vos indications scéniques me terrifient. Je ne sais pas vraiment pourquoi ou plutôt je n’ose pas savoir, mais je crains le pire. Le pire accompli, le pire déjà là. La réalité toujours pire que la pire des fictions.

  2. Quel plaisir ce voyage porté par les mots dans ce sous-sol apparemment réfrigéré. C’est quoi, c’est qui dans ces sacs plastique ? C’est quoi qu’il dit qu’il dit pas ? Ça existe encore les bouchées à la reine ? Bravo Nathalie.

  3. … le rythme, le style donnent de la respiration, pendant ce temps on imagine, on construit, on entend ce qui se dit, ce qui s’est dit – ça fonctionne très bien ! Merci pour cette autre façon d’aborder les choses.

  4. Dès les 2 premières phrases, le suspense. Entre 2 regards au congélateur (début/fin), l’irrémédiable retardé. Comme ça se déroule bien (avec ces pensées en italique). Totalement emballée.

  5. Tellement précis, tellement délicat qu’on entend des choses qui ne sont pas écrites. Et l’imagination qui se met à galoper. Merci.

  6. Ugo, Bernard, Christiane, Louise, Jean-Luc, Danièle Merci de votre passage. Merci pour les mots.

  7. on a vite fait de se retrouver couché dans un congélateur dans ces histoires-là !
    (le Campari m’a ramené à Duras, mais pourtant des accents de Sarraute dans l’organisation du texte et dans le regard impitoyable)

  8. on dirait « le chat » – mais les âges ne correspondent pas puisqu’il me semble plus jeune qu’elle (je me trompe peut-être) – il y a du drame à venir ? (je me souviens de Simone Signoret, sur le plateau de la rue Fontarabie, ses cheveux mauves comme ceux de ma grand-mère – je l’aimais beaucoup (ma grand-mère) (et Simone) – mais les yeux cependant tellement chargés (ils tournaient L’étoile du nord) (tellement évocateur…)(merci à toi)