#été2023 #08 | Cuisine

LECTURE AUDIO CI-DESSOUS

Un jour

Un jour prochain

on te reprendra ta voix, Gribouille

et rien ne servira d’aller gémir et gratter

comme un chien derrière les portes closes

[…]

Parle donc et fais vite

nous n’avons plus le temps

« même si ce ne sont que lèvres qui remuent »

le lacet est bientôt serré

NICOLAS BOUVIER  ,Le dehors et le dedans,
Pesé, jugé léger

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps. C’est une cuisine exigüe qui jouxte leur chambre  avec deux portes. L’une donne sur la chambre, l’autre sur le couloir un peu sombre malgré ses cinq portes dont deux vitrées, quatre carreaux, à moitié. Devant, la salle-à-manger et le minuscule hall d’entrée débouchent sur la lumière très ensoleillée du balcon. A gauche, une large fenêtre à quatre panneaux, habillée de persiennes métalliques, pliables en accordéon, lourdes et sournoises à manipuler. Prérogative adulte.  L’été, la porte est toujours ouverte, avec un rideau à lanières multicolores qui laisse entrer les mouches. La maison a été transformée à leur arrivée pour augmenter le nombre des couchages. Fratrie nombreuse, on l’a déjà dit, on a poussé les murs. Le cousin est venu pour la plâtrerie peinture, la pose des galandages et les raccords en ciment prompt. Ambiances de chantier, ne pas rester dans leurs jambes. La poussière exaspère.

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps. Cuisine étroite, moins commode que celle de la maison précédente qui n’était pas grande non plus mais  rectangulaire  et plus conviviale. Cependant, ici « on est chez nous », répète le père, elle le répète aussi. Ils ont vendu la maison ancestrale des vignes pour acheter celle-ci. Avec le crédit, le temps des vaches maigres va se prolonger longtemps, longtemps. Et on se sent loin des racines et des tâches vigneronnes, des arènes de Nîmes et de l’Afrique aussi. La chanson de Jean Ferrat , La Montagne,ne cesse d’être fredonnée même s’ils ne sont pas en ville . Quelque chose du passé a été renié. Mais « ils sont chez eux ». La famille est à l’abri des déménagements.

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps. Placard mural unique à droite à l’entrée, pour les denrées, jusqu’au plafond, portes coulissantes en bois moulé et peint, décor floral, tapissier au milieu des panneaux, lavable, sur roulements à billes … bruyantes. Une invention du père… Pas les moyens d’équiper autrement que par des étagères à rideaux en dessous, suspendus par des gaines à ressort et des crochets mâles et femelles. Grosse gazinière, Frigo dodu, une desserte, pas assez grande et un peu bancale entre les deux. Au fond côté nord, dans le sens de la longueur, l’évier en céramique blanche épaisse à gros bords et son petit chauffe-eau à gaz qui explose à chaque démarrage. Autour on se carapate et on revient.  Il donne de l’eau brûlante par un embout vertical , un brise-jet qu’il faut manipuler doucement. L’eau froide indépendante, arrive au robinet. Dessous des étagères à rideaux pour les ustensiles de cuisine et les bassines pour la vaisselle. Il n’y a jamais assez de place « pour se tourner » se plaignait-elle. La lessive se fait à la main dans l’évier et pour le blanc, dans la grosse lessiveuse dangereuse à injection. Elle y met les coquilles d’huitres de Noël pour absorber le calcaire. C’est ingénieux et ça marche. On remplace les huitres au Noël suivant. A gauche une petite table en formica à rallonges, six places, qu’on ne déplie jamais, trois ou quatre chaises et deux tabourets carrés  assorti.e.s, teinte bouleau clair, bordures noires, assez moches. On vire les chaises souvent. Elles encombrent. D’ailleurs on ne mange jamais là, même au petit déjeuner.

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps.  La cuisine est le centre névralgique de sa maisonnée. C’est là qu’elle passe les trois-quarts de sa vie dans sa fonction ancillaire et matriarcale. Elle n’a pas choisi. La plupart des autres femmes de sa génération non plus. Elle a des valeurs traditionnelles et ne les conteste que dans des apartés furibonds ou drolatiques qu’elle orchestre dans sa cuisine, porte vitrée à rideaux vichy rouge, fermée. C’est là que les enfants, les cousines, les voisines la rejoignent  pour comploter. C’est dans cet endroit assigné qu’elle devient intouchable et souveraine. « Une cuisine à soi », quel tour de force ! Elle a longtemps réclamé des placards supplémentaires.

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps. Nul tableau de maître sur le mur blanc, seulement des gamelles en cuivre héritées dans la famille, à côté du calendrier des postes.Une longue guirlande d’ail, quelques brins de lavande suspendus à côté de l’écumoire, de la passoire, du presse-purée et du panier à salade. L’étagère à épices et la boîte de gros sel apportent les couleurs et les odeurs d’ailleurs. Ici, le thym et le laurier règnent en maîtres justement, elle en met partout dans les plats. L’Art profane de cuisiner fait fonction de vivier à bravoures sacerdotales, pourvoyeur de gloire posthume presque non rémunérée. Deux cent euros par mois au minimum vieillesse. Chercher l’erreur ! Mais elle a eu un jour, « son » chéquier à la Poste.

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps. Et tu la vois pourtant juchée sur son escabeau en formica, trois marches.Il lui faut faire de la place dans le grand placard, enlever les miettes pour ne pas attirer les fourmis processionnaires de l’été. Elle va mettre des pièges, pour les souris aussi, elles, viennent du grenier. C’est un combat sans fin. Elle le dit. Elle réclame des pièges… et des placards, et aussi qu’on répare le chauffe-eau une bonne fois pour toutes, un jour, elle y restera, croit-elle, et puis ça fait peur aux enfants. Le père a de moins en moins de temps, il travaille de plus en plus, et les week-ends, il veut souffler. Il est un grand bricoleur, mais il aime aussi la grande musique, La Callas,et il admire les peintres. Une vocation de musicien et de peintre, ratée. Comme elle, qui aurait voulu devenir infirmière et n’avoir que trois enfants pas plus… Ils en parlent souvent devant les enfants.

Elle n’est plus dans sa cuisine depuis longtemps. Mais aujourd’hui remonte à la surface une seule image, une image sidérante : la vision de deux talons crevassés de la mère  debout sur son escabeau, engoncée dans le grand placard à victuailles. Elle n’a pas l’air d’avoir mal, pourtant l’enfant s’étonne.. L’été les crevasses, l’hiver les gerçures aux mains, « toujours les mains dans l’eau »; l’eczéma aussi … Tout un corps maternel brusquement révélé par ses blessures et ses plaintes muettes. Ne t’en fais pas disait-elle, j’ai de la pommade pour tout ! Cortisone sur ordonnance et Glycérine passe-partout… Des tonnes de pots de pommade… Des tubes et des tubes…des kilomètres de bandages de gaze autour…  qu’ils faisaient le soir. Lui aussi avait de l’eczéma allergique sur les mains et les pieds. Deux vieux enfants à la peau orpheline ?

Va-t’en

tu n’as que trop traîné ici

disparais, pense à tes proches

j’ai moi aussi mes scories et mes cendres

m’a dit la cuisine

[…]

Tu triches, tu aimes encore ta vie

voilà trop longtemps qu’on se connait les deux

dit la goutte de vin

sur le menton qui tremble

NICOLAS BOUVIER  ,Le dehors et le dedans,
Pesé, jugé léger

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

15 commentaires à propos de “#été2023 #08 | Cuisine”

  1. et pour toute transmission l’eczéma, et ces peaux orphelines, cette cuisine qui dit la vie simple (mais pas simple) la modestie, les rêves avortés… Merci

    • Merci pour cette mise en exergue de la transmisison qui ne procède pas uniquement de la génétique. Mais de génération en génération les conditions de vie s’améliorent et la conscience de ce qu’on porte en soi et dont on peut parler enfin devient une force.

  2. Merci. Et merci pour les illustrations aussi. Je reconnais certaines choses. Comme ces « étagères à rideaux en dessous » qu’on trouve encore dans la maison de ma mère. Je n’ai aucune idée du fonctionnement de la « lessiveuse à tube injecteur au milieu », et de ses dangers possibles. Je me rappelle cette cuisine où ma belle-mère tentait de nous attirer, retrouver avec nous ce qu’elle avait dû connaître, plus jeune, plus entourée, que vous décrivez si bien, tout ce qui peut se dire entre femmes, portes fermées, et la résistance de sa petite-fille, résistance forte à rentrer dans ce qu’elle perçoit alors comme un schéma de genre imposé.

    • Je suis contente de vous avoir fait visiter cette cuisine maternelle qui existe toujours même si elle a été un peu transformée. Le placard aux crevasses a disparu, l’évier a changé de place, une petite salle de douche et de bains accueille la machine à laver, à côté de la chambre; Un lave-vaisselle est apparu. Un four à micro-ondes et une rôtissoire ont trouvé place.Les meubles artisanaux peint en jaune poussin ont remplacé les étagères à rideaux. Rien n’a bougé depuis la mort des parents. Cela est propice à la rêverie et à la transmission des souvenirs Entrer dans une cuisine familiale n’est pas forcément s’y enfermer. Mais il faut y faire entrer plus de monde encore et partager les tâches à la moderne…

  3. Merci Marie-Thérèse. L’exacte cuisine de ma grand-mère italienne. A ce détail prés que la lessiveuse à injecteur restait à l’extérieur, sous l’abri du petit lavoir et de son foyer à bois.

    • J’aime l’idée de partager ces décors révolus où nous avons vécu sans nous rendre compte de tout ce qui s’y accumulait d’impressions sur la condition des femmes de l’époque. Dans le meilleur des cas, c’était un refuge pour l’enfance gourmande et un peu délurée.Voir la mère ou la grand -mère dans son théâtre quotidien, et même pas essayer d’imaginer ce qui se passait réellement dans la chambre parentale. Merci Ugo pour ton passage.

  4. « C’est dans cet endroit assigné qu’elle devient intouchable et souveraine. « Une cuisine à soi », quel tour de force ! Elle a longtemps réclamé des placards supplémentaires. »
    on voit, on n’ose pas toucher.
    Le surgissement des talons crevassé que c’est fort, le corps révélé dans ses blessures ( et la pommade pour tout) Merci!

    • Merci de noter ce surgissement de l’allusion à Virginia WOOLF et de souligner l’importance de cette image des talons maternels crevassés. Bien sûr cela rejoint ce fameux pied de Balzac qui à son époque ne mettait en avant dans son texte que ce qui pouvait se montrer dans un tableau de maître, si éloigné des réalités sociales intimes.La misogynie atavique de l’époque ne pouvait que retenir la beauté réservée aux privilégiés de la prédation exploitatrice y compris sexuelle. Plus je le lis, et plus je vois cela comme le nez au milieu de la figure. C’est pour cela que ma braise de colère reste aussi active. Avoir « un chéquier à soi » fait partie de la quête et elle se complique encore plus, du fait que beaucoup de femmes élèvent leur ou leurs enfants seules.Elles préfèrent parfois vivre seules que mal accompagnées , ou si peu, avec toutes les charges mentales et physiques qui s’accumulent. Les plus modernes refusent de procréer. Sans compter celles qui ne veulent plus être genrées et qui se dépatouillent à la marge avec tous les inconvénients subis de la non-conformité. Je compare les générations et je cherche à savoir ce qu’il faut retenir en littérature, ce qui peut apporter une vision sinon utile , lucide,aux femmes et aux hommes de ce temps si angoissé. Merci !

  5. La voix, l’écrit, l’image… On est pris entre les trois. Je me sens pris en tout cas, me demandant si la voix lit ou dit, si le texte reprend ou précède, si l’image inspire ou vient faire écho. Je me demande, trop paresseux pour me lancer en hypothèses ?

    • Merci Philippe ! Dans l’ordre c’est : consigne (un peu) écriture, images et voix comme récompense d’avoir fait renaître des souvenirs précieux. Je crois que l’écriture est une noria pour nos voix intérieures.

  6. L’espace comme le corps, rapetissé et déformé, rapiécé à coups de rangements et de pommades. Formidable texte et non moins sidérant le texte de Bouvier comme un encadrement ou une possible non fugue. Merci, Marie-Thérèse !

  7. Oui Héléna, tu as bien vu ce qui exprime une vie de femme qui a visé plus loin que ses rideaux de cuisine mais qui a pu en parler jusqu’à sa mort avec malice. Si j’avais pu vous offrir sa voix, cela aurait été encore plus vivant. Mais elle a tourné… les talons… J’ai pourtant rêvé d’elle tout à l’heure, elle n’est jamais très loin, vois-tu. Merci de ton passage.

  8. ah décidément les cuisines ! et ce corps maternel dehors dedans, toujours à la manœuvre, les pieds crevassés, et les mains n’en parlons pas…
    je retiens cet souhait pareil à un rêve « n’avoir que trois enfants pas plus »…