#Hors Série 2. Le miroir (de la salle de bain.)

Celui-là est grand, cerné d’un large cadre en bois foncé et patiné ; contient sans peine un demi-adulte et son environnement proche, depuis le plafond en passant par le sommet du crâne puis jusqu’à la taille, il ne conviendrait donc pas à une salle de bain de proportion trop modeste, s’y sentirait à l’étroit, détonnerait d’importance déplacée ou vérolerait le mur à la manière de ces bijoux ostentatoires enchaînés sur poitrines tombantes, ultimes soleils décadents de la vieillesse froissée. Mais ici, malgré sa taille il sait fort heureusement tenir sa place en toute humilité, et c’est bien là son paradoxe : l’aveuglant l’éclat n’est que de surface, puissant leurre masquant l’efficace redoutable de son infinie discrétion. Il use de ses facultés de caméléon pour se retirer en dupliquant le mur, la paroi vitrée de la douche, ses robinets et chromes, le savon au repos de F. Ponge, les carreaux uniformes et le calepinage de motifs bruns variés et assortis ; tel est le génie du miroir qu’il se dévoue à l’amplification des volumes en les absorbant et les restituant au regard, en toute gratuité, sans rien revendiquer pour lui-même, aisément contenté de ses atours simples : robustesse, austérité, sincérité. Car le miroir d’inégalable patience, modeste témoin de ce qui lui fait face, n’envisage jamais de prendre parti, délivrer une quelconque opinion ou appréciation ; il se contente d’un retour, inversé il est vrai, à l’envoyeur, mais tellement naturel, si instantané, que l’on en vient spontanément à négliger cette bizarrerie. Le miroir est absolument fidèle, toujours exact aux rendez-vous il ne fait jamais attendre qui vient le consulter, il participe à l’amorce du jour naissant de manière sûre et récurrente, pourrait prétendre à la fonction de métronome tant il rythme sereinement le passage lent de l’éveil brouillon à l’immersion graduelle dans les rites hygiéniques du quotidien socialisé. Il peut avec semblable aisance seconder l’entrée dans un jour paisible dénué de tout commerce avec autrui. Car le miroir – malgré son apparence indifférente, froide et dure – (il est fondamentalement de glace!, soulignent certains !) est avant tout flexible. Il se plie sans hésiter à tout ce qui lui est suggéré : l’onction de la crème, la moisson du rasoir, l’adoration des lentilles, la liturgie du maquillage, le rituel de prosternation devant la vasque, suivi de l’aspersion d’eau purificatrice sur le visage. Le miroir d’humeur égale et d’accueil universel se prête obligeamment à toutes les apparitions, les fugitives comme les assidues, il accorde à chacune et chacun les mêmes attentions, aux familiers de la maison comme aux visiteurs occasionnels, aux attentifs et concentrés comme aux distraits. Sans sourciller ni faiblir il reflète, renvoie, expose sans ajout ni dissimulation d’aucune sorte, exemplaire de neutralité. Le miroir jouit malgré toutes ses qualités, ou peut-être à cause d’elles, comme il est hélas fréquent, d’une mauvaise réputation. On l’accuse de conforter le commerce narcissique avec l’image, on lui reproche de révéler sans précautions ni fards les atteintes du temps et les défauts des visages et silhouettes sans grâce, mais c’est lui imputer des intentions hors de propos, le miroir ne porte pas de jugement, se moque de toute envie ou réprobation, tout à sa tâche de refléter sans trahison ni complaisance, ce qui n’est pas une mince affaire. Le miroir peut d’ailleurs être empêché. L’eau en vapeur est son adversaire principal. Elle vient altérer sa capacité à réfléchir, jusqu’à totale occultation. Alors qu’il s’est métamorphosé en rectangle opaque, peau grisâtre écartelée sur son séchoir, la supplique balayée du bout des doigts débride une plaie maigre et incertaine, au fond de laquelle flotte une parcelle de visage difforme, quasi liquide, le mimétisme enthousiaste du miroir allant, à son propre détriment, jusqu’aux épousailles dissolues avec le flou fiévreux de l’air ambiant. Le miroir supporte les confidences et réprobations muettes adressées aux doubles. Il encaisse sans broncher les reproches encourus, les déceptions, les admonestations, les promesses de remise en ordre et de reprise en main. Il entend et voit tout sans tenir compte des achoppements, des échecs, sa passion de l’exactitude lui tient lieu de gouvernail, il reproduit c’est là son éthique. Il y aurait encore beaucoup à dire sur le miroir, en particulier évoquer ses innombrables mystères car sa légendaire discrétion prédispose au recel et aux cachettes. C’est ainsi que le miroir déplie et déploie par surprise les allures et mimiques secrètes de son modèle. Encore une fois il n’est pas question de suspecter là une intention dissimulée. La révélation qui tout soudain s’opère au pli d’une bouche, à la courbe d’un menton, à l’inclinaison d’un port de tête, l’esquisse inattendue du fantôme d’un familier disparu, n’est imputable qu’à cette passion dévorante du décryptage mimétique qui anime le miroir, jusqu’à l’assigner à sa propre disparition. On peut affirmer sans aucune ambiguïté que le miroir niche, à la manière de ces coffrets pour reliques, sans aucun état d’âme, des tas d’âmes, dans un couple subtil et irréfragable d’apparition – disparition. Il est aisé d’en réaliser l’expérience : toute apparition dans ce dernier en entraîne l’effacement conjoint, toute attention portée sur le miroir provoque la vaporisation instantanée de l’occupant et de ses ombres. Ainsi peut-on soutenir que le miroir, ce dispositif d’essence tout à la fois labile et imperturbable, est l’absentueur naturel des yeux.

à l’œil

20 commentaires à propos de “#Hors Série 2. Le miroir (de la salle de bain.)”

  1. celui qui disait qui est la plus belle… (il est un (si tu fais la liaison, le voilà) qu’on nomme sans tain : un défaut et un traître, au service, le plus souvent, de ceux (et celles) qui se targuent de la qualité de garder un ordre qui les soumet) (il peut aussi être, traîtreusement tout autant, employé dans quelque lupanar ou pièce intime (ce qu’est la salle de bain), ces mêmes choses illustrent de nombreux films policiers (le Grand Sommeil par exemple, ou Le Caire Confidentiel par autre exemple) – beaucoup apprécié le fait que tu en poses un de Venise, il me semble –

    • ah oui j’avais bien songé aux traitres, aux sans tains et sans moralité, mais décidément n’en voudrais pas chez-moi, leur inclination au voyeurisme et au viol de l’intimité n’est pas de mon goût. Par contre j’ai appris en visitant un château que certains miroirs anciens comportent un verre à haute teneur en plomb qui restitue une image grisée, comme venue d’un autre temps… Plein d’expansions possibles encore !

  2. Pas si neutre que ça, le bougre de miroir ! il peut être déformant, ou alors amincissant… ceux des cabines d’essayage savent tout de nos difficultés à constater sous une lumière souvent dure, l’effet du temps sur nos minois et surtout sur nos corps qui décidément marquent le pas…
    Merci Jacques pour ce si savant exercice… (oui, j’ai trouvé ton texte savant)

  3. Superbe Jacques ! Je viens d’acquérir un miroir ancien, aux bords en plâtre peint, il me fascine, tout comme ton texte.

  4.  » Que le miroir… niche des tas d’âmes  » superbe texte… (et le passage à la vapeur avec cette plaie incertaine dans le rectangle opaque)