#Hors série – Récits de l’objet : Piano

Piano est un mot en noir et blanc qui désigne un grand meuble, élégant certes, mais encombrant et, la plupart du temps muet, tant que personne n’en a soulevé le cylindre. Tout semble le laisser de marbre et, que l’on ait sept ou soixante-dix-sept ans, ce sera à vous de vous adapter à sa taille ! Si vous ne savez pas quoi faire de vos dix doigts, plutôt que de vous tourner les pouces, lui, saura bien les employer ! Sa structure mêle bois, naturel ou verni, et métal et quelques bandes de feutre, d’une assez peu discrète couleur rouge, disposées par-ci par-là. Il reste muet, je l’ai dit, et discret, malgré ses mensurations imposantes et attend patiemment que l’on actionne ses touches d’ivoire ou d’os (ou même, de plastique) au nombre de trente-six pour les touches noires et cinquante-deux pour les touches blanches, soit un total de quatre-vingt-huit qui, à leur tour, et par l’intermédiaire de marteaux, frapperont ses cordes, tendues devant une table d’harmonie, auxquelles elles transmettent leurs vibrations par l’intermédiaire d’un chevalet. Ne nous y trompons pas, et si la terminologie peut nous induire en erreur sur sa sensibilité, ses marteaux, actionnés par l’enfoncement des touches du clavier, sont recouverts de feutre, et la vibration des cordes est arrêtée par un étouffoir. Il se met facilement à table devant la bonne société mais, étant donné son poids et son envergure, il lui est pénible de monter les étages. Si vous ne manquez pas d’air, je suis certaine que vous lui préférerez la flute à bec, nettement moins encombrante… Et, même si le piano a plusieurs cordes à son arc, il est nécessaire d’avoir ses deux clés pour l’actionner. Il peut aussi, éventuellement, servir de table et accueillir de savantes compositions florales, ou encore de miroir, grâce au vernis brillant passé sur son bois. Il est possible, bien entendu, de s’y asseoir, seul ou à plusieurs, et déployer, au-dessus de ses belles dents blanches, de nombreux livres que l’on appelle des partitions — mot dérivé du latin partitio, ayant perdu son sens initial de « division » au profit du mot « partage » en français —. Ces partitions comportent aussi bien des titres que des annotations et il est possible d’y ajouter son « moi » de jeu par des signes personnels qui attestent de votre degré de familiarité avec ces pages —  doigtés, flèches, cœur brisé lorsque l’émotion vous étreint, etc. — annotés au crayon et que la gomme peut venir effacer. Le piano est volontiers solitaire, mais il sait néanmoins se montrer aimable et accueillant envers tous ceux qui voudront dialoguer avec lui. Il lui est facile de s’imposer et de se faire entendre lors d’une conversation, il lui arrive même de faire taire toute l’assistance, et, quand l’envie lui en prend, il soliloque longuement, mais il sait également rester à sa place, à l’écoute des autres. N’allez pas le chercher parmi les membres d’un orchestre. Il est bien élevé et serviable mais il ne faut pas lui marcher sur les pieds. Il semble n’avoir d’équivalent chez l’être humain que lorsque ce dernier arbore nœud papillon et queue de pie. À l’aide de vos doigts, frappant de haut en bas sur ses touches avec plus ou moins d’intensité, de cœur, de douceur ou de force, vous pourrez alors aussi bien faire danser toute l’assistance, sous la pluie des notes légères, que faire éclore des fleurs, ou bien encore, déclencher des orages, tracer des pas dans la neige. Il remplace la lyre et fait sonner, en toutes langues, les mots des poètes face à une assemblée entière, bien mise et parfumée pour l’occasion et sagement assise dans de voluptueux fauteuils de velours rouge. Transportés, ils attendront la fin de son discours pour se lever, et, bruyamment l’ovationner en applaudissant à tout rompre. On pourrait déplorer que, malgré le nombre de touches dont il dispose, son vocabulaire ne soit fait que de sept mots correspondant à sept sons ! Mais, avec ces seulement sept sons, il est capable de tout dire de l’amour, de la mort, de l’amitié, et cela sans prononcer une seule parole ! De nombreux écrivains, que l’on surnomme « compositeurs » et « compositrices » inspirés, se sont servi de ce type de langage codé, se sont penchés sur lui afin de transmettre leurs émotions. Émotions que les mots peinaient parfois à traduire. Ils, ou elles, ont composé au cours des siècles passés et présents nombre d’œuvres où il s’exprime pleinement. Comme tout bon véhicule, il dispose de trois pédales que l’on peut actionner alternativement ou ensemble et qui servent à faire avancer le langage musical. Pour finir, il est à noter que cet instrument nécessite un bon entretien et un grand nombre de réglages importants, en plus de son accord.

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !

9 commentaires à propos de “#Hors série – Récits de l’objet : Piano”

  1. « Comme tout bon véhicule, il dispose de trois pédales que l’on peut actionner alternativement ou ensemble et qui servent à faire avancer le langage musical. » J’adore cette phrase!!

  2. Merci pour ce texte subtil, poétique et drôle… J’aime particulièrement le « Il se met facilement à table devant la bonne société mais, étant donné son poids et son envergure, il lui est pénible de monter les étages. »

  3. J’étais en train de fignoler mon texte sur mon piano rouge, quand je suis tombée sur le vôtre, ciselé, faisant le tour de l’objet avec esprit d’observation, humour et un peu de distance…J’ai aimé…Il ne me reste plus qu’à changer de sujet, c’est à dire d’objet…

    • Oh ?! Comme je regrette. Mais le piano est un instrument dont il est difficile de faire le tour… on peut s’y prendre à plusieurs, Monika Espinasse.

      • C’est tout à fait vrai, mais on ne peut plus faire abstraction, j’ai lu votre texte que j’ai aimé…et deux pianos rouges??? c’est peut-être un de trop. Je finis l’autre texte que j’avais envisagé et il sera publié demain. Ne soyez pas désolée, j’aurais dû m’y mettre plus tôt. Je vous relirai avec plaisir, Françoise!