#P3 | la fine pince et la paisible assise

Pour manger, il faut faire venir du corps. Il faut apprendre. Apprendre à téter d’abord puis à porter à la bouche depuis des doigts malhabiles ce qu’on ramasse, se badigeonner de purée, tenir une cuillère, c’est bien mon grand, oh que tu es grande, en foutre partout sous vos applaudissements, être pris en photo, malgré soi pour que les grands-parents l’apprennent, elle mange toute seule, il sait se servir de la cuillère (et du pot, ça aussi il faut que ce soit dit, il a mangé, elle a pissé, la route est longue mais ça progresse). Quand on mange, le corps est là et bien là, tout au long du processus, de l’ingurgitation à l’évacuation mais aujourd’hui, je ne parlerai pas plus de cette dernière étape. Non, aujourd’hui, je m’attache à un élément marginal de la consigne (marginal l’est-il vraiment?): « faire venir le corps ». Je me souviens d’un repas au Maroc, j’avais été invité dans une famille de ce qu’on appelle des coopérants où j’étais venu accompagné d’un garçon de douze ans dans la famille de qui j’étais hébergé. La table était mise, la maîtresse de maison avait donné le signal, nous pouvions donc passer de l’assiette à la bouche. Le garçon était à mes côtés. Il ne bougeait pas, avait accroché ses yeux à moi dans une interrogation angoissante. Je me suis penché vers lui pour lui demander ce qu’il y avait. Il m’a chuchoté à l’oreille qu’il ne savait pas se servir d’une fourchette. J’ai posé la mienne, j’ai pioché dans l’assiette avec mes doigts. Il m’a souri. Je me souviens avoir très bien mangé, agacé quand même par les remarques racistes de nos hôtes qui commentaient les informations de la télévision marocaine, se plaignant qu’on allait être envahi, je me demandais bien qui, alors qu’on voyait depuis Ceuta des files de voitures de vacanciers émigrés rentrer au Bled pour l’été. Mais je m’éloigne. Je n’avais qu’une chose à dire: pour manger il faut le mériter. Et je me sais coupé du plaisir de manger dans les sociétés sans chaises. Sans doute dois-je cette condamnation à mes hanches bloquées de vieil occidental. J’avais cru un moment que je pouvais manger chinois, tout comme eux, en ayant acquis la dextérité de la pince fine qui permet – grâce à deux baguettes qui prolongent les doigts – de saisir dans un bol jusqu’au dernier petit pois collé au dernier grain de riz. A l’époque de cet apprentissage, je confondais les Chinois avec tous les Asiatiques, de Phnom Pehn à Tokyo et l’idée de manger coréen ou vietnamien ne m’effleurais pas, quant à la cuisine japonaise… Je n’avais pas encore lu Jean-Philippe Toussaint et le Viet-Nam je ne le connaissais que des films hollywoodiens, c’est dire. Mais donc, fort de la maîtrise de la pince pouce-index guidée par le majeur, je me sentais en France le roi du monde culinaire. C’est quand il m’a fallu partager des repas ailleurs que j’ai compris ma douleur. Mon corps était désormais façonné pour manger assis sur une chaise à une table d’un mètre trente de hauteur. Certes, je pouvais me fourrer les doigts dans la bouche pour y pousser un bout de gras, y empiler une tranche de pain beurrée et de fromage, pour les lécher et les débarrasser de la confiture ou du gras, pour sortir d’entre deux dents un résidu de saucisson ou de salade, ou pour encore, j’en ai presque honte, ramener une traînée de sauce hamburger ayant coulé sur le menton auprès de la viande industrielle coincée entre deux morceaux de pain usiné loin d’ici, mais il m’était impossible de manger sans chaise. L’Afrique, l’Asie, et une bonne partie du monde nomade, sylvestre ou simplement pauvre m’était proscrit. Je ne pouvais manger ni assis en tailleur, ni accroupi, ni à genoux (et pourtant j’avais fait du judo et enduré les lancinantes douleur des chevilles en extension sous les fesses donc sous mon propre poids travaillant à les assouplir malgré moi, lors des rassemblements autour du tatami où le professeur respecté, nous enseignait la voix de la sagesse). J’avais beau être un esthète des menus cartonnés, un artiste des restaurants exotiques, un dandy de la bouffe, je ne pouvais manger l’ailleurs qu’ici. Sitôt que je voyageais et qu’après m’être déchaussé j’étais convié à picorer un kimchi ou, un peu plus à l’Est encore à grignoter des sushis, mon corps était traversé de honte et de douleurs, incapable que j’étais de simplement m’asseoir ou m’agenouiller durablement à la table basse ne pouvant adopter la plus paisible assise.

3 commentaires à propos de “#P3 | la fine pince et la paisible assise”

  1. intéressante observation… partager uniquement les plats (et encore cela dépend de qui les prépare) et pas tout le reste de la culture liée au repas ne nous permet peut-être pas de pleinement goûter à ces plats…

  2. Est-ce que ce qu’on nomme Civilisation serait la rencontre de l’esprit et du corps ? Beaucoup aimé ce texte.

  3. (on a le droit aussi – tu devrais essayer, mais enfin il faut des convives peut-être un peu complaisants, ou curieux, ou habitués à tes lubies – de manger en marchant…) (pour les sushis, je pense que c’est tout à fait envisageable) (pour les frites, c’est absolument certifié – mais il est vrai qu’on n’en mange pas partout…) beaucoup aimé aussi