#L3 | le regard de ceux

JAPON 2020|©DEP

Celle qui voyageait à côté d’elle

voilà, je n’ai pas osé, elle n’a pas osé non plus me dévoiler la raison de son voyage, ni moi de bredouiller quelque chose d’inaudible sur la nécessité de mon déplacement, peur que mon chagrin la contamine, brouille davantage son visage déjà si fermé aux autres, et puis j’ai tout de même tenté, au bout de quelques heures, par balbutier quelques mots sur rien sans trouver d’écho, juste pour être aimable, pour que quelque chose se passe, pour que le trajet devienne moins pesant, alors elle s’est retournée vers le hublot, le pare-soleil à moitié descendu, a plongé son regard froid dans le vide des nuages, et toute cette vie déjà de trop qui se déverse sur le rien et s’épuise, grappille du temps, c’est ce qui m’est venu à l’esprit à ce moment-là en jetant à la dérobée un œil vers elle, c’est blessant tout de même cette attitude, sa distance me glace, besoin de réconfort, ça aurait pu être comme une sorte de cri de soulagement, un échange et cette tension trop longtemps contenue qui s’échappe, fait entendre sa voix, exporte ailleurs le mal qui me ronge, rien à faire, elle reste muette, dans le silence énigmatique de son monde, comment elle a pu ignorer le présent alors que, peut-être, elle est venue chercher une part d’elle-même dans un monde inconnu, c’est l’impression que je ressens en la regardant une dernière fois, je ne peux rien pour elle. L’appareil s’est posé, elle a abandonné sa place, a suivi le flux sans un regard vers moi, sans se retourner, évitant une dernière fois tous ces mots enfouis qui auraient pu être dits

Celui qui fait fonction de chauffeur

j’étais prévenu, l’aéroport d’Haneda, 18h30 et maintenant le vol a du retard, je fais les cent pas dans le terminal 3, puis un flux de passagers se déverse à côté de moi, je la repère, lui fait un signe, elle dit à peine bonjour, laisse un espace conséquent entre son corps si frêle et moi, puis c’est quelques mots prononcés avec maladresse, une voix détachée d’elle-même bordée par le silence du parking, une demande, celle du temps du trajet et à ce moment-là, j’ai su que les choses allaient résister, se cogner au présent et j’ai dit qu’à cette heure-là, il serait plus long que prévu, alors elle a fermé les yeux, peut-être pour atteindre tout ce qui sans doute lui semblait inaccessible éveillée, peut-être pour ne pas dire sa solitude, la crainte de demain, peut-être pour faire résister les choses dans leur forme actuelle, les choses hors d’atteinte, éviter de les dénouer, tout ça pour résister, sans doute pour glisser son corps dans l’espace du monde là où elle aimerait poser ses mains vides juste pour s’en approcher et là, oubliant jusqu’à sa présence, je me suis tu jusqu’à l’arrivée

celle qui passe, discrète, comme un voile de brume 

c’est un souffle de vie étouffée, l’empreinte d’une existence en sourdine, voilà ce qu’elle a ressenti de cette hôte nouvellement arrivée, ce qu’elle pense avoir détecté à la seule vibration laissée après son passage dans le hall d’entrée et ce n’est pas rien car il n’y a pas de place pour imaginer ce qui pourrait se passer demain, plus tard, il faudrait se préserver de tout débordement parce qu’elle incarne à ce jour l’inconnu et que ce questionnement la submerge, l’empêche de dormir, monopolise son esprit malgré ses efforts pour mettre à distance son ressenti et c’est dans le silence de la nuit qu’elle imagine son corps allongé sur le futon déplié, peut-être aux prises avec le décalage horaire, cette sensation d’avoir oublié les étapes du jour et de la nuit, peut-être dans l’attente du jour, d’ici quelques heures, peut-être qu’elle l’imagine dans la fragilité de son sommeil, les yeux fermés, le corps lourd de la distance parcourue, si lourd, le cœur palpitant rien qu’à l’idée d’être ailleurs, alors il faudra bien en finir 

A propos de Dominique Estampes Paillard

Un jour, j’évoquerai l’ici et l’ailleurs de mon existence, j’écrirai ma fascination pour le silence des mots, je dénoncerai l’emprise de mes gènes sur les terres lointaines, je dévoilerai mon doute quotidien, j’évoquerai l’élégance de ma ville de « bord de l’eau » et encore plus mon coup de foudre pour NY, je partagerai ma passion pour l’image, la photographie, je rigolerai devant mes grains de folie, je révèlerai les nuits blanches à écrire, à lire, je dénoncerai le manque de souvenirs de ma ville natale, Casablanca, je ferai la liste de tout ce qui aurait dû, de tout ce qui aurait pu, mais encore plus de tout ce qui a été tout en me délectant du présent. Un jour, peut-être. https://unmondeauboutdurivage.com https://www.instagram.com/hoalen64/?hl=fr

2 commentaires à propos de “#L3 | le regard de ceux”

  1. J’adore votre présentation, ce futur, ce un jour peut-être…
    Beaucoup aimé votre écriture que je découvre. Cette façon personnelle d’écrire la distance sous toutes ses formes de si merveilleuse façon. Merci.

    • que de compliments anne! ravie de vous avoir fait partager cet univers. très touchée