#L6 PROPOS DE BEL

Codicille : J'ai un titre en tête. Un possible titre de livre. "Propos divers tenus dans le noir & dans les eaux". En écho au réel. À l'actualité. À ces eaux montantes & descendantes ayant ravagé le coeur de ma ville, la semaine dernière. Pas d'autre chose en tête, pour l'instant. Laisser les choses advenir. Les phrases s'enchaîner dans une vaste improvisation. Sans souci de chronologie. Enchaîner les propos. Rien d'autre. Ne pas chercher à les articuler. Pas encore. Ceci est un propos tenu par Bel. Il a été écrit à la suite d'un propos tenu par Sat. On peut lire par ailleurs le propos tenu par Sat (même si le propos tenu par Sat ne s'intitule pas "Propos de Sat" il s'agit tout de même d'un propos tenu par Sat). Belle & bonne lecture à toutes & à tous. (voici le lien vers le propos de Sat : https://www.tierslivre.net/ateliers/l5-podolski-remix-matrice-n2/ ) 

(c) lise sarfati

& l’eau monta jusqu’à nos fesses & nous glaça le sang & certaines pataugèrent comme elles purent chutant des fois par trois fois ou glissant dans la cour détrempée & certains d’entre nous se dérobèrent refusant l’aide de celles & de ceux qui leur portaient secours & d’autres les suivirent les tenant par la main comme des petits chiens hébétés & l’eau monta à grand bruit charriant des machines déglinguées des carcasses de voitures & de caravanes & la cour s’emplit de détritus de toiles cirées & de nappes d’un autre âge & il flotta sur les eaux un troupeau de chevaux de bois & quinze ballons de football & certains nous interpellèrent depuis les étages ouvrant en grand les verrières & nous hélant par nos  noms & des cuves à mazout firent leur entrée renversant au passage celles & ceux encore debout & elles déversèrent dans la cour dans les eaux de la cour dans les boues de la cour sur les murs leur liquide saumâtre & nous portâmes des semaines durant des pinces à linge sur nos nez & nous respirâmes des effluves nauséabondes & nos poumons & nos cœurs se ridèrent & nous devînmes vieilles édentées & vieilles puant des pieds & de la gueule & nos voix devinrent stridentes inaudibles & stridentes & certains s’endormirent sur les tables malgré le froid malgré le drame & d’autres s’assirent côte à côte des jours durant à bonne distance & les sols dégorgèrent des jours durant & certains attendirent à même sol assis dos au mur le regard droit regardant au loin quelque chose d’invisible & des voix me parvinrent plus fortes que les eaux tumultueuses & des oiseaux croassèrent dans le ciel & nous cliquâmes des yeux puis certains burent le bouillon & d’autres la soupe & tous tous tous furent malades rendant tripes & boyaux & le bord des tables marqua nos joues à vie & nos cheveux en bataille sentirent longtemps l’hydrocarbure malgré les douches à l’huile d’olive & à l’essence de rose & certains sourirent dans leurs rêves & les briques rouges de l’usine égratignèrent nos dos une fois que le courant nous eut emportés & nous flottâmes fantomatiques jusqu’au fleuve & nos voitures prirent les eaux & je mis la main sur trois cartons flottant à la surface des eaux & j’en tirai trois paquets de biscuits gorgés d’eau & nous banquetâmes en silence sur les berges du fleuve profitant du soleil enfin revenu & nous pêchâmes les cadavres des saumons morts retenus par l’écluse la vaste machinerie brassant les flots & la force de l’eau déchaussa nos chaussées & nous piquâmes chacun chacune deux ou trois cigarettes profitant du fait d’endormie comme un bébé elle n’avait pas pris garde à ses cigarettes déposant devant elle sur la table son paquet de cigarettes à peine entamé comme si le sommeil était plus fort négligeant de le ranger de le remettre à place dans la poche intérieure de sa veste détrempée & puis l’eau ruissela des collines & charria jusqu’au fleuve des boues noires des conserves de fruits empruntant les routes les chaussées macadamisées & l’on se retrouva au salon & l’on s’assit sur nos sofas jaunes & cela nous fit rire & nous renonçâmes à surélever les seuils laissant aux eaux le soin d’emporter nos linges & petits linges nos petits électro & certains de nos animaux & d’autres n’eurent plus que la peau sur les os puis nous nous tûmes chacun chacune dans son coin comme si nous fûmes seules au monde & certaines refusèrent de fermer les yeux s’efforçant parfois à ne pas cligner par crainte que le drame – le malheur – ne revienne & d’autres pillèrent ce qu’il y avait à piller se déplaçant dans l’ombre puis nous grimpâmes sur les toits nous hissant à la force des bras prenant soin de nos vieux les hissant au bout de bras par les aisselles malgré leur poids leur grande force d’inertie & certaines crachèrent dans leurs mains puis remontèrent leurs manches & d’autres décidèrent de ne pas perdre courage & nous usâmes le fond de nos pantalons sur nos carrelages vivant nous autres à genoux bien décidés à rendre à nos murs leurs lustres d’antan & certains vendirent leurs terres leurs biens & leurs terres préférant vivre nus & nulle part dirent-ils à vivre vêtus d’un rien à n’être qu’une guenille & d’autres se cloitrèrent barricadant leur vie derrière des fenêtres bardées de planches de bois grossièrement taillées épaisses comme deux doigts & nous allâmes en ville à pied en bus en autocar express jonchés de détritus de pied en cap des bribes de boue maculant nos cheveux en bataille & nos bouches parfaites édentées & certains se saoulèrent de pizzas & d’alcool de térébenthine & d’autres regardèrent les choses en face puis nous regardâmes la télévision lûmes les journaux nous informâmes à la radio & nous sûmes qu’il y avait un dieu & nous crûmes en ses anges & nous chiens nous tournèrent autour humant nos fientes tâchant de deviner lequel ou laquelle d’entre nous passerait cette nuit muscade & que le diable vous emporte dis-je aux ravisseurs dévalant l’escalier de l’usine s’enfuyant quatre à quatre dans la nuit  

A propos de Vincent Tholomé

Auteur performeur, biodégradable, biodégradé, s'enduisant l'été abondamment de crème solaire, multicouche l'hiver, rasant les murs l'automne parce qu'il craint le vent et les tempêtes, heureux comme une plante au printemps. Ses derniers livres ? MON ÉPOPÉE (Lanskine éditions) et QUARANTE JOURS DANS LA VIE DE ROCCO MCCALL (Maelström Réévolutions). Travaille actuellement à TERRES RARES, le livret d'un opéra qui, croisons les doigts, verra le jour en avril 2022. Un site ? http://uranium.be/monepopee/ consacré au livre éponyme et réalisé avec Gauthier Keyaerts, comparse dans le duo sono-verbal VTGK. Voilà. C'est tout pour aujourd'hui.

10 commentaires à propos de “#L6 PROPOS DE BEL”

    • hé ! merci Christian ! merci d’avoir lu ! je crois que, dans ma tête, je tiens le « sujet » du livre ! ce autour de quoi ça pourrait graviter, en tout cas : les dégâts des eaux et le noir ! yapukalécrir ! haha !

  1. C’est certainement très bête voire ringard de ma part, mais le « & » m’empêche de lire le texte correctement et je finis par ne plus réussir à poursuivre. Je ne sais pas pourquoi. Un beau rythme pourtant. et de la fluidité. Dommage pour moi.

    • en fait, perso, j’ai un gros souci avec la ponctuation : les points, les virgules et tous ces machins-là, ça bloque mes flux de paroles en fait ! du coup, je cherche des alternatives ! le « & », dans le fond, c’est un élément rythmique (je crois), une façon de reprendre souffle, de poursuivre « l’intrigue » ou de passer à autre chose (autre idée, autre image). grand grand merci pour ton retour, en tout cas, et grand merci pour la tentative de lecture !

      (et puis je pense aussi : des blocs de texte comme ceux-là, ça n’est pas du tout fait pour des lectures sur nos écrans : nos outils informatiques ne sont pas conçus pour ça)

      (et puis encore, tout simplement : lire des textes avec des « & », c’est peut-être en effet juste rebutant à lire à voix basse et tu aurais alors raison de ne pas forcer !)

      (et puis encore : ces temps-ci, je tente d’écrire des textes à lire à voix haute et, peut-être, que c’est une piste de tenter de lire un texte avec des « & » à haute voix plutôt qu’à voix basse)

      voilà voilou

      • Oui certainement fait pour être psalmodié à voix haute, cela doit être plus simple en effet. Je pose des questions naïves car j’observe une multiplication frappante des textes sans ponctuation. A tel point que je me suis forcée à faire sauter la ponctuation d’un texte, avant de me décider à la remettre.

      • a bin a bin : pas du tout naïves, tes questions ! en fait, perso, je trouve que, quand tu changes la ponctuation (ou introduis des signes de ponctuation de ton cru), ça modifie ta phrase, ta façon de faire phrase et ça t’oblige, mine de rien, parfois par un tout petit détail, à changer ta manière de raconter ! du coup, oui oui, perso je pense que ça aide pas mal de jouer avec la ponctuation (en tout cas, ça fait « bouger tes lignes ») (c’est une façon simple et compliquée d’élargir ta palette d’écriture, je trouve) (une façon simple et compliquée de t’inventer peu à peu ta façon à toi) (enfin : j’espère ! haha ! c’est en tout cas le but, avec des fois des réussites et des fois des ratés, bien sûr !) (on navigue toutes et tous au pifomètre, dans ces affaires d’écriture !)

  2. Très touché par ton texte Vincent : très sensible à l’emploi de l’esperluette qui scande aussi mon imaginaire (mais pas de texte mis en ligne encore avec &), j’aime aussi le flux (le flot, bien sûr) de ces lignes qui montent comme les mauvaises crues qu’elles disent : une révélation des fonds, des tréfonds humains.

    • hé ! merci d’avoir lu et d’avoir commenté, Bruno ! cette montée, remontée des vieux fonds humains, je n’avais pas du tout pensé à cela en écrivant/improvisant le texte mais s’il y a ces remontées dedans ce flux-là, j’en suis, waw, très très fier et heureux : j’aime quand les textes jouent sur plusieurs couches et notamment des couches de non-dit (ou pas tout à fait dit) ! et celle à laquelle tu fais allusion (j’allais dire « alluvion » ! haha !) est une qui me tient très très à coeur, oui ! belle journée à toi !