#L8 bis | De l’eau tu as toujours été aimé

L’eau se fait annoncer par une cour de grands nuages qui retournent leurs capes en un geste unanime, comme pour faire un tapis à ses pieds nus et tu vois cela, et tu n’en es pas surpris tu en vois le début, le milieu et la fin et tu n’es surpris d’aucuns. Comme ils s’étaient pressés à sa demande, les nuages s’égayent à présent aux confins du ciel et après leur départ tu sais qu’un petit moment encore l’eau pleuvra plus douce comme une jeune fille dans le soleil. Et tu as tout vu, il n’y a rien au-delà de ce moment, tu l’as saisi dans tout ce qu’il pouvait t’offrir. Voir arriver la pluie, la regarder s’écouler avec une dure détermination après qu’elle a signalé quelques points d’importances sur le sol et sur ton visage ou tes mains avec de grosses gouttes précises, la regarder s’écouler comme une plainte longtemps contenue et une fois cette plainte écoulée, voir surgir sa parole secrète sous la forme d’une ondée douce, prise dans la lumière du ciel dégagé. Et finalement, conserver quelques instants la trace de cette rencontre unique dans tes cheveux, le coin de ton œil, les plis de ton vêtement…


L’eau coule du balcon d’une maison presque en ruine, mais les fleurs sont toujours neuves. Leurs couleurs se moquent de la guerre et de la désolation, elles jouent dans le soleil comme des enfants dans une rivière. Toi, tu passes en dessous, l’esprit accaparé par ton travail, par ta journée, par tes proches qui sont plus exigeants que tes ennemis, par le manque d’argent, par l’abondance de biens… Que sais-je ? Et l’eau tombe sur toi et te fait lever la tête. Elle touche le sommet de ton crâne. Elle glisse dans le dos de ta chemise. Tu cries. Tu te rappelles confusément que tu as crié un jour de retrouvailles avec l’eau dont tu n’as aucun souvenir. Tu cries vers les jardinières et tu vois les fleurs et le visage d’une femme qui les aime. Tu vois sa bouche former un O ! Tu vois l’eau qui goutte sur le trottoir dans une petite flaque d’or et le reflet de la maison en ruine. Dans le tremblement du reflet, la façade tient bon, elle s’est attaché le soleil de la fin de l’après-midi, comme un tablier. Et toi, tu es un instant cette fleur qu’une main attentionnée arrose une fois le jour. Tu frôles l’œuvre de la beauté et son mystère, en son milieu.

L’eau patiente. Elle serait là en vingt minutes. Pour un enfant rêveur, c’est très long, vingt minutes. Ils ont muré la montagne et là-haut, dans un petit village déserté, toutes les sources viennent se jeter dans les bras fluets de tous les ruisseaux. Le village est devenu leur village, l’église, une cathédrale engloutie aux courants de leurs retrouvailles qui jouent à la volée avec la fonte du lourd battant de la cloche dans une forme d’épais silence très doux. Le village est tout bleu et personne ne peut le deviner sous la surface étincelante du lac qui le peuple jusqu’au ciel. Toi, bien sûr, tu es du côté de l’eau, depuis toujours : tu espères qu’un jour le barrage cédera. L’enfant rêveur chuchote dans son sommeil et, jeune homme, tu l’entends, tu vois son rêve : la grande douceur terrible de la fissure dans l’immense vertige du mur blanc, des fissures à petits bruits, modestes fontaines qui se confondent pour un temps avec la fuite du robinet contre la faïence du lavabo où le maître rince les pinceaux, mais bientôt, comme à Versailles, comme aux lamas ou aux pieuvres, des jets en jailliront, horizontaux d’abord avant de s’éparpiller en arc-en-ciel… viennent ensuite les longs cheveux emmêlés des cascades, mais déjà le lac se penche, comme dans le seau trop plein de l’enfant rêveur qui se demande combien de chagrin il faudrait pour le remplir à ras bord tandis qu’il l’incline vers les douves profondes de ses châteaux de sable… Assis à ta table d’études tu te bascules sur ta chaise pour faire contrepoids un instant. Quand commencent-ils à compter les vingt minutes qui te séparent de cet immense amour ? Avec la grâce puissante d’un éléphant transparent, le lac bascule et l’eau se déverse en majesté. Elle prend les routes véritables, elle n’a que faire des décors dérisoires d’un monde de trains miniatures, l’eau souffle leur poussière, rutile les toits et les renverse une seconde comme des coccinelles avant de les remettre de guingois, elle est tout à la joie, ses larges hanches rebondissent amplement contre les flancs des montagnes et s’égaient en éclaboussures jusqu’au ciel avant de revenir à elle-même, leurs maigres vallées, elle les traverse en trombe, elle se précipite, réveillant tout sur son passage comme ces seaux d’eau qu’on lançait sur les fresques défraîchies des églises pour en raviver les couleurs le temps d’une messe, elle slalome ces couloirs étroits tout couverts encore de la neige du printemps et ne laisse que du vert derrière elle, elle prend de la vitesse jusqu’à déboucher dans les vallées en piaffant où elle devient soudain étale, lasse, indolente prenant ses aises plus loin que tu ne peux voir. Tu as eu vingt minutes pour gagner les coteaux. En bas, es vitres de la salle de classe ont explosé de rire à sa rencontre, l’air enfin l’a traversée à son gré. Elle monte vers toi dans un dernier bâillement et s’arrête épuisée et tranquille assez près pour tremper ta main dans sa lumière froide et coupante comme la glace.

L’eau saisit tes mains. La fraîcheur s’en empare, un instant les sépare de ton corps et les plonge dans l’univers. L’eau se saisit de la lumière qu’elle appose sur tes mains en écailles d’or. Tes mains s’adonnent à l’eau et se mêlent l’une l’autre. Tes mains se retrouvent et s’étreignent comme deux sœurs qui s’étaient perdues de vue, chacune pesant le poids de sa vie solitaire. Tes mains d’eau retournent, couple de grands poissons cuivrés, à leur source. L’eau répond à l’appel de l’eau qui coule sur tes mains. L’enveloppe de peau ne contient plus qu’à peine toute l’eau qui te fait vivant, ton sang, ta chair, les cristaux de ta pensée, le calcaire de tes os, la pierre érodée des rêves. Regarde : un filet d’eau au sortir du long bec de cuivre courbe mord comme la brûlure d’un baiser le dos de ta main. Ce baiser perdure après que l’eau ruisselle et s’empare des doigts et des paumes et coule dans la coupe de cuivre avec un bruit qui devient la fraîcheur pour toi, pour la caravane. Il perdure quand tes mains sont sèches, la lumière disparue. Il appelle aux retrouvailles nuptiales de la vraie prière. De l’eau, tu as toujours été aimé.

Codicille : développement du prologue. Série de textes visant à former une scansion dans le livre, en contrepoint à une autre série (Figures libres). Selim Bassa, dans le souffle du soufisme essaie par ces narrations répétées de calmer la terreur que cet élément inspire à son compagnon O., qui elle s’exprime dans l’obstination des textes courts, vardamaniens, de Figures libres. Selim Bassa est de tous les personnages celui auquel on prête le plus de lyrisme, ses paroles sont toujours « rapportées ». L’orientation de ce lyrisme diffère cependant des situations (voir L8 | Le plus grand métèque de Vienne)

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

8 commentaires à propos de “#L8 bis | De l’eau tu as toujours été aimé”

  1. Comme toujours j’aurais envie de t’entendre lire ce beau texte qui (pardon) coule si bien et circule si harmonieusement du ciel à la terre, du particulier au général. Toutes ces déclinaisons d’eaux à la verticale, à l’horizontale, en reflet, etc. sont si bien liées !

    • Merci Xavier. Je vais demander à l’acteur qui a créé le rôle de m’enregistrer ces (ses) textes. J’espère bien en adjoindre d’autres. Ton commentaire me donne d’ailleurs des idées (le reflet, notamment, Viviane… ).

  2. « Toi, tu passes en dessous, l’esprit accaparé par ton travail, par ta journée, par tes proches qui sont plus exigeants que tes ennemis, par le manque d’argent, par l’abondance de biens… Que sais-je ? Et l’eau tombe sur toi et te fait lever la tête… »Lever la tête sous le ruissellement. Quelle force cette eau échappée du prologue.