#L8 Les mots

De quels autres mots que « faim » et « travail » revêtir votre vie, avant et aussi après la photo ? Toi, sereine, tu fixes un point du présent de la photo, légèrement au-dessus de toi. Une tête d’épingle légère. À quoi rêves-tu maintenant que tu n’as plus faim ? Quelles images accessibles se forment dans l’eau de ton regard ? La route que vous avez suivie pour parvenir jusque là, dans le département de l’A ? À la Schappe — j’ai dû entendre ce nom, je m’en souviens, prononcé, il m’est revenu suite aux recherches sur internet — où certainement tu as trouvé du travail. Tu évoquais la soie collante aux doigts les jours de forte chaleur. « La Schappe : des filatures spécialisées dans les déchets de soie et employant une main-d’œuvre venue à pieds depuis le Piémont » m’instruit Wikipedia. Vous êtes arrivés à pieds — de ça je suis sûre — par le Col du Mont-Cenis. « Portant leurs chaussures afin de ne pas les user ». Tandis que moi, empruntant pendant plusieurs étés un bout de la voie romaine, je vous chercherai du mauvais côté, celui du Petit-Saint-Bernard. Tu reçois un salaire. À l’épluchage — ce que tu décris, mais avec si peu de mots, ressemble à cette activité — tu gagnes deux francs, pour neuf heures trente de travail, si j’en crois l’article. « Devant une vitre éclairée le voile de soie défile et l’ouvrière doit retirer les éléments étrangers qui subsistent dans le voile, essentiellement des cheveux, ou des frisons, les déchets de dévidage. Gare à celle qui quitte son travail des yeux ! Elle peut être punie et forcer de continuer sa tache debout et pendant plusieurs jours ». Où habitez-vous ? En évoquant cette époque, tu n’as jamais rien mentionné d’autre que la blouse et la chaleur. Je lis qu’une cité ouvrière a pu vous accueillir. Mais, sans doute avez-vous préféré vous réunir avec les cousins déjà installés là. Dans ton regard si je le suis, j’ai envie de voir le chemin. Ce chemin à la sortie de ton village, qui traverse la plaine presque vide et conduit à la maison blanche. Celle où tu es née. Sais-tu au moment de la photo si tu vas y revenir ? Qui est resté là-bas ? Dans la maison où nous irons, chaque été, dans quarante ou cinquante ans. Depuis votre français rudimentaire, de timides et nouveaux adjectifs, un peu gauches et mal accordés, que vos bouches toutes ensemble, écorchent ? Les mots, c’était pour le docteur, mais trop rarement, le facteur ou le curé, avec des majuscules dans votre voix du Dimanche, ça vient pleurnifler un peu dans nos âmes. Apprenant à parler pour vous taire, vos paroles étaient silencieuses, armes blanches serrées dans vos poings, vos ventres vides au bout de vos mains tendues. La lumière coupait vos souffles, les mots restaient cachés, toujours, patientant en tas, petits bouts de phrases derrière la buée de vos lèvres à l’heure où le gel ouvrait ses fleurs aux fenêtres, et qu’un vent noir poussait les portes, mordait vos jambes. Et l’eau de la source, musique sur la pierre, chaque goutte à fendre la main. Quelque chose de la dureté d’une épaule secouait la porte, s’y reprenait, reculait, à plusieurs fois et tout d’un coup, lassé, cédait, s’en allait comme on penserait à autre chose, laissant vibrer une lame de froid sous vos jambes. Vous respiriez des Cara Madonna au moment d’un autre soupir, différent, battant aux fenêtres cette fois-ci, par leurs interstices, en ruines de matières dures, silex au passé de miettes coupantes, mille voix humaines sans refuge frappaient ensemble de leurs souffles, toutes réunies derrière vos volets clos. Vos chemises s’égouttaient, deux ou trois êtres perdant peu à peu leur chair, s’en allant dans de lourds tic-tac d’horloge sur la pierre du porche. D’abord un filet s’échappait, bavait continu, courant aigü, se tarissait, de plus en plus sourd, s’espaçait, pour finir vers les midis. De plus en plus pâles, leurs épaules mordues de pinces à linge, y creusant de longues vallées durcies dans le froid. Attendant la nuit, qui toujours vous surprenait trop tôt, vous vous précipitiez à dépendre les saints dans le soir du fil à linge. Irréprochables, sans tache mais le ventre vide. Tu rapportais les anges aux plissures de carton, empilés sur tes bras en longs manteaux roides et tordus crissant, légères gaufres de givre fondantes jetées par dessus le poêle. De pauvres rois et des reines en brassées de linges morts transportaient l’odeur bleue des étoiles, prenaient des airs de folles en déroulant leurs lentes chevelures moites, ils laissaient brusquement échapper un soupir, puis leurs bras tombaient, ranimés, sur la soupe claire. Du ventre du feu, on entendait le bois claquer en étincelles dures. Les mots en creux noirs, les nouvelles, les faire-part, le temps qu’il fait, de tous les mots, vous nourrissiez le feu. Froissant quelques feuilles vous cherchiez encore dans le ventre du poêle, lachant, secouant vos mains mordues par les flammes, et ça finissait par cèder et vous obéir, et la brique chaude empaquetée de journal éparpillait son bonheur tout autour, apportant jusqu’au fond de vos lits sommaires, un bel été de mots brûlants. D’abord une banquise dure, le lit, où la tiédeur venait en îles, reconnues du bout de vos pieds jusqu’à la moitié de vos rêves d’estomacs à remplir. 

Et même, « l’américaine » — encore toute jeune enfant sur la photo, entre vous deux — dira plus tard qu’elle conserve toujours du pain, du pain en trop, un luxe, pour le cas où.

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !