#L8 Partir

Parti presque nu à bord de la barque ressentant sur la peau la fraîcheur du vent, nuages rouges au soleil levant, rouge tendre de l’hésitation d’enfant devant la maîtresse lui demandant de conjuguer partir au passé simple, rouge pastel déposé en baiser par le rouge à lèvre de la mère pressée de partir, le rouge flamboyant du toréador étant celui du soleil couchant de même que celui des braises ayant consumé la bûche du temps, le rouge de l’aube  il le revoit encore sa mère penchée sur lui au réveil le pressant pour l’école, le rouge des pots de confitures de fraise n’ayant pas quitté la cave des grands-parents depuis longtemps car endormies sur la table grise de poussière, le rouge du feu au croisement sur le chemin de la boulangerie à laquelle on lui demandait d’aller chercher les croissants le dimanche.  Parti. Doigts crochetés sur les manchons des rames les soulevant hors de l’eau d’une légère pression semblable à celle d’une caresse sur le ronronnement d’un chat, attendant pour les plonger à nouveau que le clapotis de l’eau fripée devienne silence. Parti sur l’eau parée d’un voile doré ourlé d’un liseré foncé. Parti. Sans se retourner sentant fixé sur lui  comme quand il était enfant le regard craintif de la mère sur le pas de la porte, lui, pressant le pas jusqu’au croisement où il tournait à droite pour y échapper et ne pas céder ne pas se retourner ne pas adresser le signe rassurant de la main pour dire « à ce soir maman »,  lui, assis dans sa barque les manchons des rames au creux de la paume des mains cueillant l’eau pour faire avancer le bateau, lui qui ne sait pas où il va mais  va quelque part déjà parti un jour au petit matin quelque part à pied en suivant la route vers la sortie du village puis coupant à travers les bois de pins dressés sur la couverture de fougères et de bruyères, surpris par une biche au milieu du chemin soudain alertée par l’odeur de l’homme, marchant à travers les champs de maïs inondés de soleil, retrouvant un dernier élan malgré la fatigue à l’approche du pont d’où l’œil vigilant devinait la maison, sentant déjà la boule à l’estomac le prévenant que les volets seraient fermés tout comme la porte d’entrée mais n’ayant pas idée qu’ils l’étaient à jamais, que s’y étaient installées les toiles d’araignées. Partie quelque—part partie.

A propos de Françoise Anouk Sullivan

Avant: USA-France. Prof littérature — Maintenant: il doit bien y avoir un lien entre ma passion pour l'aviron, sa pratique et mon désir d'écriture.— Après ...