#L9 Sept documents, zéro neutralité

1 – La Louisette en son café

La Louisette a vieilli, certes, mais elle reste un repère pour tout le monde au village. D’abord son café n’a pas bougé, on y retrouve tout ce qui nous rassure dans un café français : les chaises en bois mal confortables mais qui nous font penser qu’on est toujours à Paris, même au fin fond d’un bled paumé, le carrelage large et bien posé, facile à laver, les tables rondes au pied central en volutes, et puis il y a la décoration. Dans les bars branchés, on voit parfois des néons de couleur changeante, des affiches ou des peintures encadrées… ici rien de tout ça. La Louisette a fait quelques aménagements lorsqu’elle a repris le café avec Guy, à la suite de ses beaux-parents : la caisse enregistreuse antique a laissé place à une électrique, les étagères derrière le bar sont devenues transparentes et les verres à pied ont été suspendus sur des tiges, têtes en bas, plus facile à attraper et moins facile à casser que lorsqu’ils étaient mélangés aux verres à bière. Pareil pour les tasses à café qui s’empilent bien calées dans une structure en métal, juste au-dessus des soucoupes assorties. Les démarcheurs en matériel étaient passés dès le changement de nom de propriétaire (enfin, de prénom), trop contents de ne plus avoir affaire à l’ancienne tenancière qui les envoyait régulièrement bouler « parce qu’on n’est pas une succursale des marques, quand même ».
La Louisette avait fait repeindre les murs en beige-jaune, elle ne souvient plus du nom de couleur que le peintre avait utilisé, mais ça sonnait mieux que ça. Par contre sur les murs, ça fait beige-jaune, c’est pareil. Il y a quelques années, Guy s’était lancé dans le lessivage complet des murs et ça avait été aussi éprouvant que réussi. Elle avait fait changer l’éclairage aussi : les luminaires à quatre branches et globes jaunâtres avaient laissé place à des éclairages à LED : même forme, même style, mais éclairage blanc. Elle s’était dit, en voyant que ça tenait parfois trente ans, que ces luminaires lui survivraient. Elle n’avait pas prévu que Guy, lui, ne lui survivrait pas.
Tous les clients avaient cru qu’ils avaient repeint, mais non, c’était toujours la même peinture depuis maintenant… quinze ans. Comme elle, la Louisette. La même avec les rides en plus et la mobilité en moins. Elle essuie ses mains sur son tablier blanc à rayures bleues qu’elle noue tous les matins en un double nœud dans le dos, au niveau de sa taille alourdie par les ans. Les petites poches devant accueillent le limonadier et le torchon à quadrillage rouge pour essuyer les tables. Pas de carnet de commandes, elle n’en a jamais eu besoin. Elle a de la mémoire la Louisette, pour sûr !
A sa gauche lorsqu’elle se tient derrière le comptoir, le mur lessivé a accueilli le même petit tableau noir sur lequel elle note soigneusement à la craie le plat du jour servi le midi. En-dessous, entre les deux banquettes en faux cuir bordeaux, sont accrochés les baguettes sur lesquels pendent les journaux : un national, un local et un satirique. Peu de choix, certes, mais elle a réduit de moitié le nombre de baguettes depuis qu’elle a ouvert la partie presse, PMU et tabac, dans le fond du café, là où avant la salle se remplissait le midi de tous les travailleurs du coin… Maintenant ils venaient gratter du bingo, remplir un loto et demander leur paquet de clopes. Ça avait obligé à mettre une deuxième caisse, plus moderne (mais plus encombrante et moins jolie) dans le prolongement du bar. Guy aimait bien tenir cette caisse-là et ça rassurait la Louisette de savoir son homme occupé à autre chose qu’à se servir des coups. Il n’avait jamais été alcoolique, c’était pas ça, mais on n’a pas une consommation normale quand on partage avec les clients les apéros et les temps creux. Sur la fin il ne buvait plus que du café et il se faisait charrier par les copains. Alors, comme il en avait marre, ils avaient monté une combine pour qu’il ne perde pas la face : Louisette avait gardé une vieille bouteille de cognac qu’elle avait rempli d’eau avec du caramel. Lorsqu’elle avait le dos tourné, Guy la prenait en la montrant aux copains et en versant une goutte dans son café. Les autres rigolaient qu’il arrive si bien à berner sa femme et le trouvaient héroïque de ne pas obéir aveuglément aux médecins qui exagéraient toujours tout. Louisette rigolait de son côté : Guy sauvait la face et elle sauvait son fonds de commerce.
De l’autre côté du coin presse, il y avait le mur au miroir au liseré beige-jaune, lui aussi marquant les ans avec quelques piquetages marron noir en bas à droite et au milieu en haut. Louisette les avait vus un jour, comme on découvre soudain que son meilleur ami a toujours eu des grains de beauté sur la figure sans qu’on ne s’en aperçoive jamais. Avec ou sans ces traces, le miroir permettait aux joueurs de belote de tricher tranquillement chacun leur tour. Elle avait remarqué qu’ils prenaient la place du perdant (dos au miroir) toujours les mêmes jours, comme dans un tacite planning d’entreprise : le lundi René, le mardi Robert et le mercredi Bernard, puis ça recommençait jeudi, vendredi et samedi. Egalité. Le dimanche ils ne jouaient pas parce que le café fermait à midi : ceux qui allaient à la messe se retrouvaient plutôt en famille et pas au café, et pendant la messe le bar accueillait les récalcitrants à la Sainte Cène. Le principe était le même du point de vue de Louisette : on partage le pain et le vin et on récolte les fruits de la quête. L’église ne faisait concurrence qu’un jour par semaine et lui permettait de se reposer un peu, elle pouvait bien tolérer ça.

2 – La moto

Elle ressemble à une guêpe, avec une énorme tête aux yeux qui peuvent lancer de puissants faisceaux sur le bitume, des yeux en amande qui semblent transparents lorsqu’ils sont au repos. Les poignées en haut de sa tête pourraient en être les antennes et c’est un peu le cas, puisque c’est avec ça qu’elle se dirige sur les routes sinueuses. Si on continue la courbe de sa tête, on peut s’apercevoir qu’elle doit être très intelligence et qu’elle a de la ressource pour parcourir des centaines de kilomètres : c’est le réservoir. Il est peint comme le reste des éléments dans un bleu profond et irisé. Le bouchon en métal gris clair est posé sur le centre de cette bonbonne extraordinaire. Est-ce le point névralgique de la bête ? s’ébroue-t-elle si on la caresse à cet endroit ? A vos risques et périls, car la bête grogne et pique de son moteur énorme qui s’y déploie en-dessous. Quelques ouïes montrent qu’elle respire et on s’attend à ce que son corps gonfle au rythme de ses inspirations. Mais à la surface tout est calme. La selle en cuir noir piqueté de coutures grises constitue une étendue calme avant d’atteindre l’extrême dard de métal bleu. La plaque d’immatriculation jurerait presque dans ce profil acéré. Mais justement, c’est pour rappeler que toute cette puissance doit être canalisée, respecter des règles, se soumettre à un code d’honneur implacable. En-dessous ce corps, des pattes rondes et larges. La roue arrière semble presque être un élément autonome au disque de métal gris rappelant celui de la peinture, alors que la roue avant est ornée d’un disque central bien plus large avec, en son centre, une étoile de bronze ajourée. Les pattes accélèrent mais freinent aussi, heureusement pour tout le monde. Il ne manque à ce corps compact que l’homme qui s’installe dessus. Ses vêtements de cuir, eux aussi bleu et gris, viennent s’agglomérer à notre guêpe tranquille. Les pots d’échappement doublés brillent soudain sous le dard, on les avait oubliés, comme on oublie les bêtes sages et silencieuses avant d’être surpris par leurs rugissements. L’homme tourne les antennes, voilà le point sensible de la bête, avance doucement sur la pointe des pieds avant que la guêpe ne s’élance. Les voilà partis. Un éclair bleu dans la nuit tombante.

3 – L’église

Alex était entré dans l’église par la petite porte en bois sur le côté, la seule ouverte, c’est ce qu’on lui avait dit. La clenche en métal épais était antique, comme on n’en fait plus, la preuve en est de la serrure moderne rutilante juste en-dessous. Alex avait dû se demander qui pouvait bien venir chaque jour ouvrir puis fermer cette porte d’accès à ce lieu de culte de plus en plus déserté, comme partout en France, comme tous les lieux de ces campagnes reculées. Cette église dans laquelle sa mère avait été baptisée…
En pénétrant dans l’endroit sombre et frais, elle imagina soudain une petite foule réunie là pour l’occasion. Elle, bébé, habillée de blanc, on enlevait le petit bonnet au-dessus des fonds baptismaux pour l’oindre… et elle pleurait de cette désagréable surprise froide. Mélanie faisait maintenant partie de la communauté des hommes qui seraient sauvés par Dieu. C’est pour cela qu’elle avait tout fait pour le tenir loin des églises : la vie éternelle ne valait rien si la vie sur terre était si désastreuse. Et les copains d’Alex allaient plutôt à la mosquée de toute façon… et quand ils parlaient de leur Dieu, il ne se sentait pas concerné. Tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à une autorité trop supérieure et trop lointaine lui avait toujours hérissé les poils. Là encore, héritage maternel. Alex lui avait souvent demandé ce qu’il avait bien pu hériter de son père. Elle le lui avait décrit comme un homme extraordinaire, volontaire et beau, mais rien de plus précis. La tristesse l’envahit à nouveau, cette fois elle avait tout perdu : son amour et le fruit de cet amour. Alex était tout ce qui lui restait et même lui était passé de l’autre côté. La vie éternelle, quelle blague !
Et voilà qu’elle se tenait là, au centre névralgique du village, entre les travées de chaises en bois à la paille entrecroisée, toutes tenues par des tasseaux tels des esclaves à ramer au fond de la cale. Elle leva les yeux : la voute de l’église était belle, en bois aussi, en coque de bateau retournée, justement. Les colonnes de pierres claires étaient massives, forêt minérale tenant tout cet espace comme protégé du temps et des affres du monde. Elle se rappela que certains vitraux avaient été détruits pendant la guerre, comme quoi même ici rien n’était vraiment figé… La luminosité de ce début d’été faisait éclater les couleurs vives des vitraux modernes. Elles coulaient jusqu’au sol pour le rendre soudain vallonné. Mélanie sut que son fils avait éviter de marcher sur les vieilles tombes polies par les passages des fidèles, elle fit comme lui, se découvrant une superstition inconnue jusqu’alors.
L’ambiance était humide et traîner là encore un peu permettait de repousser le moment de sortir et de retrouver la chaleur écrasante du dehors, comme pour repousser le moment de se dire qu’il ne serait plus jamais avec elle sous les rayons du soleil. Elle avança encore vers le chœur. L’autel était recouvert d’un simple drap blanc, sans dentelle ou broderie. Dessus une lourde croix dorée, sûrement toujours déplacée une fois l’an pour la procession qu’elle suivait enfant avec sa sœur et tous les petits du village. Au fond elle retrouva les sculptures peintes représentaient le partage du pain et du vin par des hommes en toges, à la romaine. Là encore les mélanges d’époques et de styles n’avaient jamais gêné personne. Le patriarcat et l’arrogance occidentale dans toute sa splendeur. Pourtant elle était émue, sans pouvoir se dire pourquoi. Ce lieu était d’un calme qu’elle avait oublié. Elle s’assit sur une chaise craquante, juste à côté d’une chaire en bois noir ornée d’animaux et d’hommes aux champs. Elle toucha le museau d’un agneau, attendrie comme dans son enfance. La luminosité changea d’un seul coup, un nuage sûrement. Elle eut froid. Elle était passée de l’apaisement à ce sentiment étrange d’hostilité du lieu à son égard. Elle se releva et retourna vers la sortie. C’est là qu’elle vit l’orgue la surplomber. Encore du bois et du métal liés dans un accord contre-nature. Elle eut comme peur de l’entendre résonner dans la marche funèbre qu’on aurait pu dédier à son fils. Ce village lui avait donc tout pris. Ou plutôt un homme du village lui avait tout pris. Et il faudrait qu’il paye pour ça.

4 – La taverne du Moyen Age

Je me rappelle de la taverne, l’ancêtre du café de la Louisette… c’était autre chose. C’était si vivant ! Les contrôleurs d’hygiène de notre époque en feraient une jaunisse, mais à l’époque on ne s’encombrait pas de tout ça. On savait qu’on pouvait mourir d’à peu près n’importe quoi et à n’importe quel âge, alors on en profitait. C’est la conscience de cette finitude qui permet de mieux vivre son quotidien. C’est ce qui manque à ces fous qui recherchent la vie éternelle. Le Moyen-Age avait ses alchimistes, le vingt-et-unième siècle a ses transhumanistes : dans tous les cas, ceux-là n’ont rien compris. Courir après le futur est une hérésie.
Alors que mes amuseurs publics, eux, ils savaient s’extraire de tout cela pour traverser les conventions, naviguant du bas peuple aux cours des seigneurs… et ils se retrouvaient à la taverne de Longuevielle pour se raconter tout cela. Cette dernière était tenue par un homme bourru et aux moustaches toujours impeccables, malgré sa tendance à boire de la cervoise plus que de raison. Son torchon attaché à sa ceinture en cuir était toujours souillé mais servait uniquement à essuyer les tables en bois : de grosses tables massives, rectangulaires et assez larges pour accueillir les plus prompts à danser qui investissaient parfois ces scènes improvisées. Chaque table était longée de bancs solides, eux aussi habitués à porter des charges parfois plus mouvantes que cela n’aurait dû être.
Le plancher était auréolé de toutes sortes de tâches acquises au fur et à mesure des soirées, mais personne n’y faisait attention. L’éclairage à la bougie ne permettait pas non plus qu’on s’attardât sur ces détails. Le jour, cela était plus flagrant, mais seule la fille de l’aubergiste y prêtait attention lorsqu’elle passait le balai tous les matins. Elle était fière de son père qui avait réussi à monter cette taverne de ses mains. Le plancher avait pu être ajouté lorsqu’elle devait avoir 10 ans, quelque chose comme cela. Le travail lui avait alors paru grandement allégé, la terre battue s’installant partout et lui demandant alors d’épousseter en permanence la vaisselle et les tables. Elle aurait tant voulu que sa mère assiste à cela, mais la pauvre était morte plusieurs années auparavant. Elle avait du mal à se rappeler même son visage. Avoir un plancher était signe de richesse : c’est grâce à la venue des musiciens que tout cela avait été possible. La taverne s’était alors transformée en auberge accueillant les voyageurs à l’étage et leurs chevaux dans l’étable construite à côté. Bien sûr, cela voulait dire qu’il fallait parfois accepter d’accompagner certains hommes dans leur chambre pour leur fournir la cuisse, mais cela aussi renflouait le commerce, son père en était content. D’autres filles venaient aussi pour cela, ce qui la soulageait.
Les musiciens avaient pris l’habitude ramener leurs instruments quasiment tous les soirs. On dansait, on chantait, on beuglait passée une certaine heure. La taverne de bois absorbait toute cette agitation quasiment tous les jours, comme pour que l’église en face ne soit pas trop offusquée. Le curé passait parfois pour décrier ce lieu de débauche. Mais après quelques verres offerts par le patron, il s’adoucissait et chantait comme les autres. En revanche, il ne demandait jamais à aller avec une femme : même saoul comme un cochon il reparlait de son « vœu de chasteté ». Les habitués disaient souvent : « Merci l’abbé, ça en fait plus pour les autres ! » et tout le monde partait de rire, l’intéressé compris. Il savait qu’il les retrouverait en confession bientôt, qu’il pourrait les absoudre tout en leur faisant jurer de ne pas recommencer, montrant les diables sculptés sur les chapiteaux des colonnades de l’église. Certains avaient peur, se tenaient loin de la taverne quelques semaines, puis revenaient, oubliant la promesse des flammes de l’enfer, leur préférant la chaleur humaine. Là encore, chacun choisissait son camp : vivre dans la peur de la mort ou vivre en lui faisant la nique. La taverne était le repère de la seconde catégorie, joyeux drilles excentriques.
La grande cheminée en pierre au fond à droite, dans la prolongation du comptoir où se tenait l’aubergiste à moustaches, permettait de cuire la viande sur la broche, alors que la marmite en fonte accueillait la soupe de légumes qui allait l’accompagner. Chaque semaine, une bête entière y passait et le boulanger était aux anges à chaque commande de pain. Même l’hiver, lorsque les légumes étaient moins variés, l’auberge servait une soupe de pain qui ravissaient les voyageurs. Quant à l’alcool, stocké dans la cave sous la taverne, il était d’une qualité suffisante pour ces bois-sans-soif. Les tonneaux avaient toujours impressionné la fille de l’aubergiste : elle aurait pu y rentrer avec plusieurs personnes sans se sentir à l’étroit. Elle en cauchemardait parfois petite : rester enfermée là, que son père referme le tonneau sans voir qu’elle était à l’intérieur, la noyant dans l’hydromel… à chaque réveil de ce cauchemar, elle souriait : tout allait bien. Dans quelques années, elle tiendrait la taverne. Son père lui trouverait un homme bien pour reprendre l’affaire et la prendre pour femme. Peut-être alors n’aurait-elle plus besoin de passer chez la faiseuse d’anges comme elle avait déjà dû le faire plusieurs fois depuis ses 12 ans. Elle espérait seulement que son homme serait un tendre. Dans ses rêves il était musicien et savait manie la langue pour séduire, comme ceux qui se lançaient des défis poétiques dans la taverne parfois. Elle espérait tant que l’un d’eux décide de rester et de tenir un lieu comme ici…

5 – La maison à la glycine

Il devait être neuf heures lorsqu’ils arrivèrent. Il se garèrent non loin du lieu de l’accident, les places au village sont souvent libres. Avant de sonner, ils regardèrent la devanture de la maison, juste en face le poteau où le motard était mort. Avant la petite porte en fer s’étalait une glycine majestueuse. De nuit elle avait semblé à tout le monde être un mur noir et infranchissable. De jour, il n’en était rien. Certes les feuilles permettaient de ne pas voir l’ensemble de la petite cour juste avant la maison en elle-même, mais on devinait tout de même quelques pots de fleurs et une fenêtre juste là, à quelques mètres de la grille. Cette dernière commençait au-dessus d’un petit mur de délimitation et semblait uniquement là pour servir de tuteurs aux branches de la fameuse glycine, enserrant le fer telles des dizaines de petits boas constrictors. Puis les feuilles formaient une canopée ombrageant le trottoir. De là se pendaient au vent les fleurs mauves en grappes. Leur senteur enveloppait les arrivants comme une invitation à entrer là de façon sereine. Les gendarmes sonnèrent, un homme vint leur ouvrir comme s’il les avait attendu, et effectivement c’était le cas. Personne ne fit attention au fait que la glycine sentait bien plus fort cette nuit, à la faveur de la fraîcheur… personne ne se rappela que la mort du motard s’était faite dans cette suavité végétale.

6 – L’uniforme de Ribot

Il était impressionnant le Commandant Ribot. Son uniforme de terrain restait standard, en soit rien qu’on ne connaisse déjà dans les téléfilms nombreux et approximatifs… Du bleu ciel pour le polo, avec un scratch carré sous les boutons : bleu marine avec 4 slashs blancs marquant son grade. Sa veste bleu marine à la bande blanche horizontale était entrouverte, mais on voyait quand même la flamme blanche s’y étaler sous son épaule droite et les lettres gendarmerie s’étaler en majuscule sur cette ligne indéfectible. Ce qui était le plus impressionnant était sa carrure. Une armoire habillée en bleu, on n’en croise pas tous les jours. Ses rides de la cinquantaine bien frappée semblaient souligner qu’il savait se servir de ses muscles à des fins qui excluaient tout esprit de rébellion. Il ne souriait pas mais se voulait avenant pour cet interrogatoire de routine. Il ne voulait pas effrayer son seul témoin mais la vue de la ceinture épaisse accueillant le holster et l’arme de service avait subjugué son auditoire. Il rabaissa sa veste pour les cacher, comme honteux soudain d’avoir cet engin de mort sur lui. Mais le Commandant n’avait pas honte, il savait seulement que cette force affichée ne lui servirait à rien face à une adolescente choquée par un accident mortel qui s’était déroulé sous ses yeux. Sa carcasse une fois assise, il se tenait toujours aussi droit et dominait d’une tête chaque personne présente dans la pièce. Il enleva sa casquette et découvrit un crâne bientôt chauve, celui que ses petits enfants aimaient à caresser en disant qu’ils s’y voyaient comme dans un miroir. Le Commandant devenait alors ce nounours qu’il cachait au fond de lui, ce nounours qui lui avait permis d’être un père acceptable et un grand-père gaga.
Il chassa cette image et expliqua à Liz qu’il était très important qu’elle donne tous les détails de ce qu’elle avait vu cette nuit, même les détails les plus insignifiants.

7 – Les joueurs de belote

Les beloteux, comme les appelait la Louisette, s’asseyaient toujours au même endroit, toujours habillés pareil depuis leur retraite, il n’y avait pas loin de dix ans. Robert travaillait à la Poste, d’abord à la tournée à vélo, puis en voiture, puis au guichet, jusqu’à la fermeture… Longuevielle n’avait plus de Poste mais encore un automate pour retirer de l’argent, c’était le progrès : les machines ne défaillaient pas et ne risquaient pas d’esquisser un sourire. Robert avait toujours été un rigolo, le bon mot pour remonter le moral et voir la vie du bon côté. Il en gardait encore les rides du sourire autour de la bouche, même lorsqu’il fronçait les sourcils, concentré sur la partie de cartes en cours. Ses habits n’avaient pas tellement changé non plus : un bermuda et une chemisette à petits carreaux, comme à l’époque de ses tournées. La veste au logo de la Poste n’était plus là, mais tous ceux qui l’avaient connu dans son uniforme se rappelait de la fierté qui l’animait à « assurer le service public au public ». Il portait des lunettes cerclées d’argent qu’il remontait sans cesse dans un geste maniaque qui ne servait à rien, hormis lui donner le temps de réfléchir avant la prochaine carte. Ses cheveux courts blancs lui donnaient un air de professeur éclairé, air qui disparaissait aussitôt qu’il faisait un jeu de mots. C’est drôle comme on associe intelligence universitaire et absence d’humour, dans un a priori non vérifié scientifiquement. Si ça se trouve, on se gondole à chaque instant à l’INSERM, comme on le faisait à la Poste de Longuevielle grâce à ce bon Robert.
Quant à Bernard et René, ils étaient faits du même bois, ces deux-là. Bernard un peu élancé et René un peu plus pataud, mais quand même des acolytes de toujours. Ils étaient allés à l’école ensemble, avaient travaillé pour le maçon de la ville d’à côté, avaient repris l’entreprise quand ce dernier avait passé l’arme à gauche. Les associés avaient eu jusqu’à six employés à temps plein dans leur affaire. La secrétaire qu’ils avaient eu pendant vingt ans à leurs côtés en auraient eu à raconter, c’est certain mais la pauvre était morte à peine un an après sa retraite. Bernard et René avaient fait un discours poignant à son enterrement. C’est là qu’on avait découvert qu’ils avaient de l’attachement pour leurs employés, chose qui avait paru incongrue à tous. En réalité, ils avaient toujours veillé à ce que chacun se sente le mieux possible dans leur emploi, se revoyant plus jeunes, petits débutants ayant besoin d’être guidés autant pour construire un mur qu’une confiance en soi méritée à force de labeur. Dans la région on les avait appelés les « frères maçons » et on avait découvert qu’ils menaient leur affaire d’une main de pères rigoureux mais attendris. Ils avaient tombé le bleu de travail depuis longtemps et leurs cheveux n’étaient plus gris de plâtre mais de vieillesse. Sur leurs chemises, chacun portait une paire de bretelles, héritage d’un autre âge, celui de leurs parents peut-être. Bernard avait l’habitude de les faire claquer d’aise lorsqu’il gagnait une partie et tout le monde en riait, sauf le perdant bien sûr. Un vrai trio à la Pagnol.

Codicille :
Le documentaire n’est pas discernable de la narration pour moi visiblement. On est loin d’un mode d’emploi ou d’une description point par point. J’ai pourtant essayé de me détacher du récit, mais un autre surgissait alors… autant de ramifications comme un arbre dont je ne sais pas si je pourrais explorer toutes les branches… affaire à suivre.

A propos de Geraldine B.

Vocation : écouter les maux pour les recoudre en mots doux. Loisir : lire les mots tissés en pages. Espoir : dépasser les ellipses pour laisser s’étendre ma toile imaginaire.

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