#enfances #00 | La tête endormie

enfances #00 | La tête endormie

enfance #01 | Le bon vieux temps

enfance #02 | Tenir lieu

enfance #03 | Celle qui s’acharne

enfance #04 | La rupture d’anévrisme

enfances #05 | Les cèpes et la rivières

enfances #06 | La voix qui déborde

enfances #07 | Caramel

enfances #00 | La tête endormie

L’enfant a de la poussière aux pieds. C’est toujours le matin qu’il a peur. Il enfonce son menton dans ses mains. Une boule monte dans sa gorge. Il ne faut pas qu’il se laisse déborder. La mère ne doit pas savoir qu’il est parti. Personne n’a dû s’en rendre compte. Là-bas il est transparent. Sauf quand les autres le tancent. Pourquoi les autres enfants semblent mus par une force plus mystérieuse que celle qui le fige dans l’écorchure de l’instant ? Il s’oublie au fond de la forêt. Tout près du vieux chêne, son corps d’enfant abandonné se fige dans la lumière. Il attend qu’on vienne le chercher. Il sourit quand même. Elle le prendra par la main. Il ne doit pas fléchir pour qu’elle le reconnaisse. Quand celle qui est partie reviendra. Elle ne sait pas que l’enfant du quereu attend d’elle son retour, l’attend pour de nouveau se mettre en mouvement, se mettre à grandir avec elle, loin des autres qui l’humilient, son frère et ses maudits parents. Il a la tête endormie. Les membres flous. Le front plissé. Il l’a suivie. Elle est partie par là. Il sent sa présence tout autour de lui. Ça le rassure un peu de savoir qu’il marche dans ses traces. Il descend le sentier en pente jusqu’à la rivière qui borde la forêt. Il sait qu’il la trouvera dans la barque. Elle et l’enfant mélangés pour grandir. Pour doucement libérer l’image immobile de l’enfant souriant, perdu là, qui ne bouge pas. Qui prend racine à cet endroit, qui fait roc pour ne pas être retrouvé. S’il reste, il ne la verra plus. Comment saura-t-elle alors qu’il l’attend depuis toujours auprès de la maison ? Mais elle est là. Comme prévu. Elle ne parle pas. Elle pousse elle-même la barque à l’eau. Lui la regarde les bras ballants. Elle lève sa robe sur ses cuisses puis avance dans l’eau profonde. De la main, elle l’invite à prendre place à ses cotés dans la barque. Elle le prend en otage. Le vent. Les arbres qui craquent. L’eau est agitée de vagues. Il persiste à ramer très loin de la berge. Quand il remonte sa rame dans la barque, il pose ses mains trempées sur son visage. Si elle venait le chercher, l’enfant n’aurait plus à partir. Il serait avec elle, dans sa maison d’enfance, à vivre une vie bien à eux. L’enfant donnerait de la chair au corps abandonnée de l’autre, grandie absente à sa vie, désenchantée, saisie par le vide de l’autre fils resté dans les Hauts. L’enfant n’a que son souvenir pour dire qu’il est là. Il ne bouge pas. Il est un désert inhabité. Un paysage à l’écorce sèche. Il est fidèle à cet instant. Il est perdu. Il ne joue pas. Il ne joue plus. Il regarde autour de lui et ce qu’il voit ne lui rappelle rien de familier. Il ne se souvient que du moment où il a décidé de partir, de tout abandonner, traversant les eaux profondes pour ne pas revenir. Quand la nuit tombe enfin, il retire ses vêtements. Il les laisse à ses pieds avec sa peau puis il nage de toutes ses forces jusqu’à la rive. À chaque traction de bras un creux se forme à la surface, comme une petite vague au sommet de sa tête. Et le visage de l’enfant coule au fond de l’eau.

enfance #01 | Le bon vieux temps

De lui il garde sa voix patoisante. Ses syllabes lacunaires avalées mastiquées dès la bouche. Il a l’air sale. Il pue. Il ne faut pas l’approcher dit la mère, il n’est pas propre. L’enfant regarde ses ongles noirs. Ses mains burinées, déformées par les ans, le travail manuel, le froid qui creuse des crevasses à la surface, là où les os se font plus saillants et ça le dégoute un peu. Il vient toujours avec une bouteille trouble remplie d’herbes qui bougent dans le fond. On dirait une potion magique et lui un fou quand il en parle avec sa drôle de langue et son parler paysan. « Qu’ément ! » il le répète plusieurs fois « Qu’ément! » il le dit encore, il insiste, c’est une invocation, un chant vaudou qui inonde de peur l’enfant. Des histoires de sorcières lui reviennent, il croit qu’il s’agit d’une sorte d’incantation pour l’enlever, le faire disparaître au fond du lieu-dit, dans la petite maison. Sur le seuil, il hésite. Il sait que les copains du père vont bientôt arriver. Ils répètent en boucle les mêmes vieilles histoires. Ils les racontent à chaque fois qu’ils boivent la gnôle du père Zisère. Ils boivent tellement après les matchs qu’ils ne dessoûlent jamais avant le soir suivant. L’enfant sait tout ça. L’odeur rance de l’alcool. Les relents de nourriture. La vieille soupe. Le rire de canard du père qui hurle à tue-tête. L’enfant lève les yeux au ciel. Il ne comprend pas de quoi parle son père quand il parle du bon vieux temps.

Serge a des mains qui font merveille. Il ne se lasse pas de regarder ses longs doigts qui déambulent sur le manche de sa guitare. L’enfant a de petites mains. Des doigts trop courts avec un noeud au milieu en guise d’articulation. Serge a le doigt élancé. Il est alerte. C’est un jeune chien qui plante ses crocs quand il le décide. Il est inaccessible. Il est capable de tout. Il n’est pas recommandable. Depuis l’abribus l’enfant le regarde manipuler un paquet de cigarettes avec ses mains. Il regarde cet adolescent incroyablement capillaire. Ses cheveux longs qui tombent comme deux rideaux le long de ses joues émaciées. Sa moue boudeuse et son air dédaigneux. Il le sait depuis toujours, c’est à ça qu’il a envie de ressembler. Sa mère lui a tant parlé de Christian. C’est son type d’homme. Les difficiles, les arrogants, les écorchés vifs qui brûlent tous ceux qui les approchent. Sa mère a dégusté. Elle ne s’en est jamais remise. Il le sait. Il l’a déchirée. L’enfant observe Serge du coin de l’oeil. Avec un bagou pareil, il pourrait vivre sa vie loin d’eux. Il ne serait plus l’enfant maigre, le fil de fer, la fillette à sa maman. Il pourrait lui piquer son paquet de cigarettes — ses fameuses rothmans rouge — et partir sur les routes sans craindre de se perdre. Il chausserait de vieux godillots et cheminerait sans trêve en buvant de la bière, en chantonnant Ah ! Les voyages, aux rivages lointains, aux rêves incertains, que c’est beau, les voyages qui effacent au loin nos larmes et nos chagrins. Il aurait pu faire tout ça. Il n’a fait que rester là, assis, seul sous l’abribus. Seul et stupide. L’idiot qui attend.

Je me souviens de Michelle. De sa façon discrète d’attendre le bus. De faire des mouvements de balancier imperceptibles avec son buste ; à la regarder comme ça, un peu tapi dans l’ombre derrière la haie de notre jardin, je me dis qu’elle n’était pas comme nous, que cette cadence pudique et distinguée c’était sa façon à elle de réinventer le temps, de ne jamais subir ou accepter celui des autres, ce temps, justement, auquel je ne voulais pas admettre que j’appartenais, alors que moi, peut-être plus que quiconque, j’étais coincé, foutu pour ainsi dire, on m’avait enferré pour toujours dans des grands liens de porte, dans un de ces bruits de gond qu’on cherche toujours à faire taire mais qui vous réveille la nuit. Et comme une ritournelle : en finir avec la nuit, se débarrasser de ses contours, de ses fuites, ne pas attendre d’elle une issue ou un territoire à part. Simplement reprendre contact avec le jour, avec les autres, avec la simplicité des sourires ou celle, plus rare, des franches poignées de main. Mais je ne savais pas vivre en silence. J’aimais trop le bruit, la violence des pas sur le bitume, les grandes chevauchées sauvages au milieu des villes, les ruades mécaniques des trains au petit matin. Et puis la mélancolie aussi les jours de pluie, les jours où nous nous disputions parce que je n’avais pas ramassé les miettes sur la table basse ou que le désordre de l’atelier devenait chaque jour plus improbable ; alors je souffrais de notre distance, je ne supportais pas l’écart dans le lien, cette nécessité de gâcher le temps en prolongeant les disputes, de faire de nos détresses des mines de ciel délavé. Et cet espace intolérable, où l’unisson avait fini par s’enliser, à chacun de nos heurts je craignais qu’il ne s’abolisse, qu’il ne s’invite à notre table et que tu fuis juste avant la levée du jour.

enfance #02 | Tenir lieu

La montée des marches repousse la peur et fait resurgir ce monde oublié. Le grenier de la vieille maison s’enfonce dans le noir. La pluie est tombée toute la nuit. Le plafond s’effiloche. Il faudrait que quelqu’un intervienne rapidement, sans quoi il s’effondrera. Le clapotis l’a empêché de dormir. L’eau s’est répandue sur la cheminée et a ruisselé par ricochet le long du mur. Il a installé une serviette éponge pour absorber l’eau et protéger le plancher. Quand il cesse de pleuvoir il monte. La main sur l’échelle, le corps agité, Il tente de rejoindre l’ouverture. C’est une lutte perdue d’avance. Son corps ne s’accorde guère avec l’effort. Il est une concession de plus au monde qui se dérobe. La main touche le plafond. Il se hisse. Les attaches fines tombent sur le sol. Un râle sort de la gorge. Il est au bord, à la limite. La poitrine cherche l’air. En dépit de la douleur, l’enfance résiste. L’oeil sonde le noir, tâche de retrouver la forme de quelques objets familiers. Partout l’humidité. Rien d’autre. La pièce disparaît dans l’eau. Il faut quand même fouiller. Il faut quand même y aller. Chercher une autre image que celle de la liquidité des murs. 

La mémoire détache une image dénuée d’eau. Les cartons sont encore pleins des choses vives et palpables qui font basculer l’instant. Le cendrier de la mère remplit l’air de ses odeurs. Fumée de cigarettes, vin, parfums entêtants par-dessus les relents de cuisine. Les restes de la vieille. Les livres qui flottent à même le sol n’offrent aucune couleur. Ils ont parfois aimé les mêmes livres elle et lui mais ça n’a plus d’importance. Elle lui a toujours dit qu’elle l’avait rencontré avant son père. Une espèce de chaleur persiste malgré l’humidité qui emplit son corps. Il est désorienté. Il ne sait plus si elle a prononcé cette phrase. L’image est loin dans sa mémoire. Les jouets flottent. Ils circulent dans le grenier. L’armoire-penderie où ils ont laissé la plupart de leurs cartons est là sous un drap, livrée aux intempéries. Elle est sans défense. L’eau a recouvert ses pieds. Elle pourrait presque s’effondrer. Il ose un mouvement imprévisible dans cette ultime ligne droite. Il soulève le drap. Il tourne la clef. Il tire la lourde porte. L’eau ruisselle sur son visage. Tout a disparu. Des traces légères laissent penser que des cartons ont pu être posés là, sur les étagères. Il contemple l’armoire si fragile, son armature d’acier et de bois, que l’eau tente de pourrir et d’abattre. Il n’y consent pas. N’y renonce pas. L’enfance résiste, ou ce qui tient lieu d’enfance.

enfance #03 | Celle qui s’acharne

Il faudrait faire le deuil de ses visages. Reconnaître ça à celle qui s’acharne. Que c’est quand même un visage son sourire sans dent. Un trou comme un puits dans la mâchoire. Avec l’affaissement des lèvres. Les tissus violacés. Les racines arrachées. La bouche encore humide des chicots tombés au sol sur un paquet d’étoffes. L’histoire d’un visage pur de jeune fille oubliée, retombant sans cesse dans ses douleurs d’avant. Les eaux noires où s’amassent les dents de lait d’une petite fille souriante. Reconnaître que ce n’est pas pareil à présent. Le visage ne tient plus. Il tombe. Les lèvres pendent. Elles s’affinent. Revoir la pince qui arrache les dents, ampute le crâne. Les dents. Celles qu’on n’a pas pu sortir soi-même devant l’effroi de l’enfant et la peur de la septicémie. Elle arrête de tirer sur les chairs et le sang des plus profondes molaires gicle sur ses joues, inonde ses mains, recouvre ses poignets. La gorge tiède de sang. Les lèvres couvertes de rouille. Il ne reconnait plus sa mère. Il faudrait faire le deuil de son visage. Suis morte dit la voix de petite fille édentée. La bouche vidée après le grand dépeçage, salie par le souvenir de l’ancienne bouche, l’autre retombant chaque fois, l’appelant sans cesse à retourner au puits retrouver le vide, l’écho du cri. Sa douleur d’enfance. Visage d’amour sans dent, visage brisé, atroce de près, repoussant le visage terrifié de l’enfant. Réduite à ça celle qui s’acharne. Au réveil ton visage porte une douleur lancinante. Une douleur de matraques, de coups, de piétinements dans la mâchoire. Reconnaître que c’est fou quand on y pense, de ne plus avoir mal et d’avoir aussi mal pour un seul et même visage.

enfance #04 | La rupture d’anévrisme

Longtemps j’ai cru mourir d’une rupture d’anévrisme. J’essayais de comprendre d’où venaient ces angoisses que je vivais comme une infirmité. Chaque jour j’éprouvais une douleur lancinante, puis soudain aussi violente qu’un coup de matraque dans le crâne. J’avais littéralement l’impression que ma tête allait se fendre en deux, je prenais alors mon pouls pour vérifier que le sang circulait toujours et que mes veines ne s’étaient pas rompues ou nécrosées. Je posais mon index et mon majeur serrés contre ma tempe. Je pensais que le point de rupture se trouvait là, exactement dans la partie la plus incurvée de ma tempe droite. Je pense que ces sensations étranges, ces douleurs imaginaires, qui produisaient des maux d’une violence inouïe sous le regard abasourdi de mes parents, et qui parfois me prennent encore aujourd’hui, me venaient d’une discussion d’enfance avec ma mère. Elle m’avait raconté comment un lointain cousin de la famille s’était soudainement effondré en plein repas devant sa femme et ses trois enfants, comment sa tête s’était écrasée dans son assiette encore pleine de nourriture et comment il s’était plaint juste avant de mourir d’une douleur à la tempe comparable à celle d’une scie qui lui tranchait le crâne. D’un autre côté, la croyance en ma mort imminente m’a préservé d’adhérer aux rôles et aux petites fictions que les uns et les autres acceptaient de jouer ou d’endosser à l’adolescence. Le temps m’était compté, je n’avais donc pas d’autre choix que d’accomplir les tâches supérieures que mon esprit malade avait décidé de m’octroyer. Adolescent au lycée, j’avais pris l’habitude de sécher les cours et de me faire porter pâle par ma mère que ça ne dérangeait pas de rédiger des mots complaisants pour justifier mes nombreuses absences. J’adorais ces moments. Nous passions des après-midi à discuter de rien. Je faisais des allers-retours entre ma chambre bien enfouie au fond du couloir et la pièce hybride qui nous servait de salon et de salle à manger, et dans laquelle elle était continuellement avachie sur le canapé en train de regarder la télévision en fumant des cigarettes. J’aimais bien cette atmosphère d’oisiveté qui régnait dans la maison tant que mon père n’était pas rentré. Je restais avec elle une heure ou deux. Nous commentions les émissions qu’elle s’enfilait les unes après les autres sans jamais songer à faire la moindre tâche ménagère. Je débarrassais le repas de la veille. Je déposais les assiettes, les verres et les couverts sans rien rincer à même l’évier et je finissais les miettes de pain qui jonchaient la table en les picorant comme un petit moineau à sa maman que j’étais redevenu, bien emmitouflé dans mon peignoir de bain bicolore et délavé, façon The Big Lebowski, puis je retournais fumer un joint sur mon lit en écoutant Nirvana tout en rêvant de départs, de fugues ou de disparitions. J’espérais dans le retour de l’autre un petit regain paternel mais j’avais toujours droit aux sempiternelles engueulades, aux éternels reproches. Mon père me dévalorisait. T’es rien qu’un taré comme ta mère à passer tes journées en pyjama, tu t’écoutes trop mon pauvre garçon. Au moins il me reconnaissait encore un peu de virilité. Mais à la différence de mon père, ma mère était comme attachée à une roue. Elle était grillée ou noyée dans ses histoires passées en forme de mythes. J’aimais cela quand j’y pense. Rester seul avec elle dans l’appartement comme un enfant malade. Apeuré. Terrifié. Les doigts plaqués contre la tempe. Avec l’espoir insensé que quelqu’un surgisse et soigne maman. 

enfances #05 | Les cèpes et la rivière

La rivière recouverte de lentilles à Ardillères. Si denses qu’on croirait du sol en dur. 

Les cèpes sur le sentier du bois, énormes, étourdissants de volume, si bien qu’on avait d’abord pensé qu’il s’agissait de souches d’arbres échouées à même le chemin. 

La rivière et la canne télescopique jaune du grand-père qui atteignait presque l’autre rive. Les berges où l’on s’asseyait pour attendre la touche. 

L’odeur de l’appât X21 La Sirène dans le seau en plastique du père. Il fallait mouiller le produit pour former des boules de la grosseur d’un oeuf ou d’une orange et les jeter sur la zone de pêche. Passer la journée la tête dedans à respirer sa puissance d’attrait comme un poisson. 

Les boites d’asticots blancs et rouges qui grouillent dans la sciure et qu’on tripote toute la journée. 

La vieille 205 beige garée plus loin, le coffre grand ouvert sur la glacière quand il faudra casser la croûte et écaler les oeufs. 

Les couvre-sièges en bille de bois qui laissent des marques rondes à l’arrière des cuisses. 

Le moulinet qui chante sur un départ de sandre. 

Les corps d’André et de René à l’unisson de la rivière, à l’ouverture de la truite. 

Les levers de soleil dans la cabane de pêche du père Martin sur la Boutonne à Bel-Ébat. 

Les gardons, les ablettes, les goujons, les carpes, les perches franches, les tanches, les anguilles, les brèmes qu’on mettait dans la cage de filet de pêche pliable en acier inoxydable. 

L’épuisette pour les brochets qu’on relâchait toujours. On pêchait surtout pour le plaisir de savoir lire une rivière. 

Et puis chercher des cèpes au pied d’un chêne.

enfances #06 | La voix qui déborde

D’écrire cette voix, sa voix, et s’oublier pour faire place nette à l’extérieur. Sans retour sur son timbre retenu. L’écho de cette voix immense. Cette voix rauque, timbre cousu au fil de l’aiguille, finement brodé dans une étoffe à déchirer, parvenue sèche à l’âge adulte. Respiration sifflante. Voix essoufflée. Voix d’absence quand elle était au téléphone. Toute fenêtre ouverte sur le monde, et moi assis devant à écouter sa voix parler à toute allure, ricocher, reprendre souffle, se faisant entendre à le taire, quand elle trouvait les mots pour se défendre. Aussi, entendre cette voix violente, parce que pleine de gravité, de ruches, de galeries, où le chagrin est si abyssal qu’on s’en recule d’écoute. Loin des bords toujours. Et pourtant la voix qui déborde, démesurée, dans l’insensé des harmonies, hors du dedans même du corps. De quel lieu serait cette voix ? Qui ne s’entend ni ne s’écoute qu’à bout de forces. Cette parole nue. Corps de pensées, tendu entre deux cordes, avec la peau pour résonance. Écrire cette voix. Sa voix. Et comme respirer ce petit air de tabac froid qui accompagnait déjà les sons enroués – les glaviots de la mémoire. Désert de cette voix donc, et le corps forcément, qui se fait entendre et qui permet d’accéder aux limites de l’insensé du timbre. Alors voix oubliées, voix étrangères au cœur de mes tympans, voix perdues, fermées à double tour, et qu’on appelle en cris. Déchirure dans ma voix qui dit autant l’angoisse de leur gémellité que de leur discordance. L’intolérable silence dans la voix de l’écroulé. Parent pauvre de la voix hallucinée, mais n’en n’ayant ni l’étoffe ni la texture. Folie de cette troisième voix qui se substitue à la mienne. Cette voix, coupure de la nuit des temps, qu’on ne peut donc entendre sans l’émergence soudaine du gel de la parole.

enfances #07 | Caramel

L’ours Caramel parle tout seul. Il me regarde dans le noir. Je peux voir ses deux billes de yeux qui me fixent méchamment depuis mon lit. Il ne bouge pas. Il reste assis sur ma petite chaise en paille et entrouvre seulement ses drôles de babines peluchées pour articuler des sons que je ne comprends pas. Je me souviens la première fois que je l’ai vu, bien emballé dans sa boite en carton, tout enrubanné au pied du sapin. Nous n’habitions pas encore dans le petit deux pièces mais dans l’appartement de la Butte. J’ai tout de suite senti le regard mauvais qu’il portait sur moi. Mon père a installé les piles et l’ours s’est mis à chanter des comptines innocentes. Trois petits chats, petit escargot, une souris verte. J’ai détesté son timbre aigu et vaguement nasillard. Maintenant il ne chante plus. Il n’a plus de pile mais ses lèvres bougent toujours. Je me blottis sous la couette. Je tremble. Je n’ose plus respirer pour ne pas le contrarier. Je ne veux pas qu’il vienne me retrouver. Si je bouge il va quitter sa chaise et courir vers mon lit pour me dévorer. Parfois je l’entends marcher sur la moquette devant mon lit. Il touche mes jouets. Il joue avec mes playmobils. Il coiffe la crinière de mes petits poneys. Je voudrais appeler maman mais aucun son ne sort. Alors je reste caché sous ma couette en écoutant Caramel sortir tous les jouets que j’avais mis tant de temps à ranger dans mes caisses. Au bout d’un moment qui me paraît une éternité, ma mère entre dans la chambre en hurlant. Je sens alors l’odeur rassurante de sa fumée de cigarette qui emplit la pièce et le son de la télévision devient moins indistinct. Elle allume la grande lumière et me demande ce que c’est que tout ce bazar. Je sors la tête de sous ma couette pour lui dire que c’est encore Caramel qui a tout dérangé pour qu’elle me gronde, qu’il cherche toujours à me faire punir et qu’il me fait peur avec ses yeux noirs qui me fixent sans arrêt. Je dois pleurer à chaudes larmes car je sens que mon pyjama est humide. Ma mère s’approche de moi, sa colère est redescendue. Elle me regarde avec une sorte de tristesse indéfinissable. Elle est comme ça maman. Elle a toujours l’air triste depuis que nous sommes partis mais je ne sais pas pourquoi. Elle touche mes draps et elle me dit que j’ai encore fait pipi au lit. Elle m’emporte pour me laver dans la baignoire sabot. Comme quand j’étais petit dans la maison de mes grands-parents. La salle de bain est en face de ma chambre. Il me semble que j’entends des pas mais ma mère me dit que ce n’est pas vrai. Il n’y a personne d’autres que nous. Mon père rentrera le weekend prochain. Enfin si tout va bien, il aura sa permission comme tous les quinze jours. J’aurais juré entendre un bruit. Comme le souffle d’une bête sauvage tapie dans l’obscurité de ma chambre. En tout cas je sais que quelque chose vit dans Caramel. Quelque chose de mauvais. Quelque chose qui sait que je suis seul la nuit avec ma détresse quand ma mère somnole sur le canapé ou boit des verres en fumant des cigarettes avec les propriétaires du restaurant du bas qui nous louent l’appartement. Je ne saurais pas dire ce qui vit dans ce jouet. Je ne l’ai jamais aimé. J’ai bien essayé de lui percer les yeux avec le couteau de papa ou de les lui brûler avec un mégot de cigarette de maman, mais à chaque fois mes parents m’ont empêché d’aller jusqu’au bout. J’ai juste réussi à rayer sa cornée, sans plus. Désormais il vit dans le grenier de la maison de mon père. Enfin chez la vieille. C’est une lieu condamné. Un bric-à-brac de cartons remplis de livres, de cartes postales jaunies, de documents administratifs périmés, de vieux vêtements de famille et de linges de maison. Les jouets de mon enfance sont entassés là, dans des caisses qui sentent encore l’odeur de plastique neuf. L’ours en peluche Caramel a perdu un oeil, il côtoie des petits poneys aux crinières arrachées, des soldats démembrés et d’autres jouets fracassés par le temps. Un baigneur porte un body par-dessus un bavoir fleuri plaqué contre le torse. Une couche en tissu recouvre ses jambes. Un jeu d’échec est étalé sur le plancher tout près d’une plinthe noircie d’humidité. D’autres figurines de la guerre de sécession ou du bateau pirate gisent dans des caisses de vin. De nombreux chapeaux, casquettes, bonnets et autres couvre-chefs plus ou moins douteux sont posés sur des cartons fermés ou trainent dans des moutons de poussière. Une guitare dont les cordes sont oxydées de rouille pend lamentablement, tête en bas, retenue par une sangle déchirée et moisie. On pourrait penser que tout est fini. Que j’ai fini par lui arracher l’un des ses maudits yeux. Mais c’est encore l’une des ses nombreuses ruses pour leur faire croire qu’il n’existe pas, qu’il n’existe plus. Il sera là quand mon père viendra récupérer sa maison. Et alors il se lèvera de nouveau avec son air mauvais pour prendre la part de mal qui lui revient. À chaque fois rien n’avait bougé dans ma chambre et je suppliais maman de dormir avec moi pour ne pas mourir de peur. L’ours en peluche était sagement assis sur sa chaise, la gueule fermée, les yeux fixant le vide. Maman me prenait par la main pour me montrer que j’avais dû faire un cauchemar ou une crise de somnambulisme. L’ours ne pouvait pas fonctionner. Il n’avait plus de pile depuis un moment. Elles avaient coulé dans le compartiment. Des résidus d’une poudre séchée et durcie s’y trouvaient toujours mais mon père n’avait jamais cherché à le nettoyer. Le circuit électronique du jouet devait vraisemblablement être endommagé pour de bon. J’écoutais avec attention les explications de ma mère pour essayer de me rassurer mais au fond de moi je n’y croyais pas. Seule sa présence réconfortante me permettait de trouver le sommeil, jusqu’à la prochaine nuit où il me faudrait encore affronter le monstre. La vieille dit qu’elle entend du bruit la nuit dans le grenier. Des pas comme si quelqu’un marchait au-dessus de sa tête. Mon père a fait venir une entreprise de dératisation mais rien n’y fait. Il y a toujours du bruit. On dirait qu’un enfant joue avec mes jouets d’enfance. Mon père raconte que la vieille perd la tête, qu’elle déraille, qu’il va finir par la faire interner. Il dit que rien ne bouge jamais là-haut sauf Caramel qui tombe parfois, parce que le sol n’est plus vraiment droit et que les pieds de sa chaise se déboîtent tout seuls. Moi je sais qu’elle n’est pas folle. Je ne l’aime pas beaucoup mais je sais qu’elle a toute sa tête. Sinon elle n’infligerait pas tout ça à son fils. Il va falloir que je m’en occupe moi-même si papa ne fait rien. Un jour je monterai dans le grenier et je tuerai Caramel. Je brûlerai la maison avec la vieille dedans s’il le faut. La maison, alors, ne sera plus qu’un bûcher horrible et magnifique. Un bûcher monstrueux, éclairant toute mon enfance, un bûcher où brûlera cette vieille femme ignoble, et où il brûlera aussi, lui, mon bourreau, mon jouet ancien, mon ancien maître. Caramel.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

10 commentaires à propos de “#enfances #00 | La tête endormie”

  1. Ce texte entre rêverie de l’étrange et hyper réalisme nous noue le ventre, il y a bien des mystères sur ce mal-être qu’on a déjà croisé – je retiens ici la langue ce qui pousse à être trouvé et le réel distordu qui oblige à se perdre, puis une fois perdu comment les forces s’inversent, on est balloté des pensées intérieures aux visions décorporées de l’enfant douloureux,

    • Merci pour ta lecture très attentive chère Catherine. Et pour la langue on essaie toujours de la pousser un peu pour voir. Oui certains motifs du manuscrit en cours qu’on continue de creuser par ici presque malgré soi, bien vu !

  2. J’ai beaucoup aimé ce texte troublant, la possibilité de se perdre entre le fil qu’on imagine pouvoir suivre au début et la fin si étrange. Puissance évocatrice de moments comme « une force plus mystérieuse que celle qui le fige dans l’écorchure de l’instant » .

  3. plaisir de te lire à nouveau Camille. tu nous embarques et nous saisis à la fois. ces petites phrases courtes qui donnent du rythme au récit, parfois tranchantes comme la lame d’un couteau… tu nous perds, nous retrouves et nous troubles. on en redemande !

  4. J’ai d’abord lu le texte de l’emmurement en pensant que c’était ton début de cycle. Tu y fais mention du corps d’enfant de la vieille à la fin… Elle aussi, transparente…
    SInon, ici, pour moi, le texte commence à Elle le prendra par la main. Il ne doit pas fléchir pour qu’elle le reconnaisse. Et ça s’annonce bien mal. A la Bréchaire, quoi !

    • Oui c’est vrai que ce texte aurait pu faire l’affaire d’une certaine manière. Je ne sais même plus dans quoi il s’inscrit. J’ai dû m’appuyer sur un vieux cycle pour écrire un fragment, un autre îlot du travail en cours à un moment où je devais m’accrocher à quelque chose. Où écrire était devenu très difficile. Tout était plus difficile. Je crois que ça va mieux. Alors ce cycle c’est une respiration. On verra bien où ça nous mène. Mais quel plaisir de tous vous retrouver. De découvrir aussi des nouvelles voix et de nouveaux visages. Des textes qui inspirent. Du travail enfin. Nos petits salons littéraires à ciel ouvert si importants. Et je note aussi ta remarque très pertinente. On sent que j’ai cherché que j’ai balbutié un peu au début avant de lancer le texte. J’avais peut-être un peu le trac ! A la Bréchaire ? Je ne sais pas ce que ça veut dire mais ça me fait sourire. A vite très chère Emmanuelle !