#enfances #01 | Les vieilles

Il y a ces dimanches à Sainte-Foye-La-Grande, deux ou trois fois après la mort du grand-père, où tante Laure soulève la clenche de la porte du Montet et s’efface pour inviter les petits cousins de la ville à partager le repas dominical dans la salle de la ferme. Nappe damassée, assiettes Arcopal fleuries, couverts en argent, serviettes blanches soigneusement reprisée, verres à pied (dont un à moutarde ), la table est dressée avec minutie. Elle désigne à l’enfant sa place derrière le verre Blanche neige avant de l’embrasser sur la joue d’un claquement de dentier. Il s’essuie la joue puis reste immobile, fasciné par le camé blanc qui illumine la robe noire usée par les années de deuil. Il craint que les lames des couteaux n’aient le goût de la rouille.

Elle a offert à la petite fille un clown funambule qui pédale sur son fil en claquant les cymbales et une valise en carton rouge pour y stocker ses trésors. Il tourne depuis deux heures, chaussé de grandes chaussures vertes et coiffé d’un haut de forme jaune. Depuis le canapé, Tante Lilly l’encourage en flamand, propulsant depuis le canapé son mètre quatre-vingt-dix à chacun de ses passages. Puis elle se rassoit, embrassant l’espace de ses yeux limpides, avec un sourire d’enfant perdu ou jamais eu. Recroquevillée à ses côtés, l’amie Marion la couve d’amour.  

Le bracelet montre tressé en or gris épouse la circonférence d’un bras de lutin anorexique et le cadran celle d’un bouton de chemise. A partir de onze heures, tous les matins sauf le dimanche, calée dans son fauteuil crapaud, Manotte entreprend de déchiffrer l’heure, yeux et sourcils froncés, nez retroussé, lèvres entrouvertes sur des « vraies » dents impeccablement alignés. Le pouce et l’index de la main droite ramene avec délicatesse le poignet gauche à quelques centimètres de son nez. Elle peut rester figée ainsi de longues secondes, hypnotisée par les soubresauts des aiguilles qui oscillent tic-tac-tement dans le silence. Elle attend 11h20, GO, pour se rendre dans la cuisine javellisée, 30 minutes de préparation pas trop grasse pour ne pas générer d’odeurs de graillon, midi déjeuner sur le coin de la table en formica, 15 minutes de nettoyage, cuisinière et évier compris, ne pas oublier les poignées des placards sans se tromper d’éponge, celle de la vaisselle est bleu, celle du ménage jaune, 12h25, regagner ses pénates, allumer la télé, voir l’émission midi trente de Danièle Gilbert, chambre close. 

A propos de George H

Journaliste, podcasteuse et animatrice d'ateliers d'écriture, j'aime marier réel et poésie, voix et théâtre. J'espère toujours écrire le Livre, mais le temps passe et presse-citron. Il me faut aller jusqu'au bout... Je compte sur moi et aussi sur l'énergie du Tiers Livre. Un site ? Oui, pourquoi pas : https://www.son-d-encre.com/