#P10/ Barbara Blomberg

Elle a encore son luth à la main. Elle le tient par le manche, sans lui accorder plus d’importance qu’à un balai, un fagot de bois, un sceptre de pacotille. Dès les premiers mots que lui a dits l’homme assis devant elle, ses joues se sont teintées de rouge, mais peut-être est-ce l’effet de la chaleur qui monte de la ville par la fenêtre ouverte, avec ses cris, ses bruits, ses roues qui raclent la chaussée. Un oiseau s’envole soudain. Des mèches blondes collent à ses tempes, échappées du tressage complexe et de la coiffe qui ceint son front et à nouveau, au deuxième compliment qu’il lui fait, elle incline un peu la tête, et serre un peu plus fort son instrument, au point que les cordes lui rentrent dans la pulpe des doigts, et elle se mord un peu la lèvre.

Lui, c’est l’empereur d’Allemagne. Il est vieux. Il a le front bas, le nez long, le menton qui s’avance beaucoup trop, comme si sa mâchoire inférieure était un élément autonome de son corps. Il saisit une chope grise posée à sa portée, du pouce il en manoeuvre le couvercle, et porte à son gosier la bière ambrée et moussue qui le fait soupirer d’aise. Regardant sur le côté, il commence à lever le bras mais suspend son geste et, un doigt en l’air, il s’adresse à la jeune fille qui rosit encore, lui répond, acquiesce, les yeux baissés, et presque aussitôt un jeune homme élancé et fringant s’approche, porteur d’une autre chope. En passant au plus près de la demoiselle, il la toise, l’oeil sévère, comme si c’était sa soeur. Elle pose son luth et, délicatement, boit une gorgée. Il fait chaud. L’empereur se découvre un peu. On sent qu’il aimerait retirer son pourpoint, qui n’ose pas se dévêtir, la circonstance le trouble, la jeune Barbara s’est lancée dans un discours qui le fait s’immobiliser, il ne la quitte plus des yeux. C’est aussi le roi d’Espagne, ce qui ne le rajeunit pas, il est l’héritier des plus vieilles familles, d’Aragon, de Castille, de Bourgogne et d’Autriche et de Flandre, il porte tout le poids d’une Europe déchirée, il a sa lourde part de responsabilité, et tout un continent vient agrandir son règne de nouvelles provinces, dont il ne sait peut-être même pas les noms. Dans sa lassitude d’ordinaire si profonde, ses paupières se sont soulevées, ses yeux brillent comme jamais, ses lèvres se desserrent parfois un petit peu, Barbara est volubile, elle s’exprime pour eux deux, accompagnant ses paroles avec la grâce et la souplesse de sa jeunesse. La timidité semble l’avoir quittée, elle ose des phrases longues, des regards droits, des sourires charmants et ses fossettes se creusent de plus en plus profondes.

Soudain, sans prévenir, Charles Quint se lève. Barbara Blomberg, aussitôt redevenue fille d’un bourgeois de Ratisbonne, plonge dans une révérence, comme les autres personnes en retrait dans la pièce. Il sort, royal, dressé, comme il convient à son rang, sans montrer sa fatigue de toutes ces simagrées. Mais alors que Barbara, le croyant sorti, se relève, le souverain, qui s’est arrêté un instant sans bruit sur le pas de la porte, tourne la tête et revient poser sur elle un regard plein d’avenir.

Barbara ne sait pas que cette seconde contient en elle quelques heures de délices volées au temps de la politique, et des années d’angoisse, un enfant qu’on lui arrachera, un mari qu’on lui donnera, une demeure à Bruxelles, un couvent en Espagne.

J'ai commencé par l'exercice du "dialogue derrière une vitre", et comme je n'arrive pas à me sortir de la vraie proposition #P10, je vous livre ce texte-ci.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

5 commentaires à propos de “#P10/ Barbara Blomberg”

  1. Quel condensé de situations, d’émotions présentes et futures, dans un contexte historique complexe… Intense

    • Merci Muriel ! Des personnages de la Renaissance apparaissent dans mes textes depuis quelque temps sans que ce soit prémédité, et qu’il est dur, qu’il est impossible (!) de se mettre dans la mentalité de personnes de ce temps, et pourtant comme on a envie d’impossible, quand on écrit !

  2. On sent depuis de début de votre texte le poids du pouvoir de l’un sur la vulnérabilité de l’autre. Et c’est intemporel. Beaucoup aimé !

  3. Votre impossible est bien réussi. Les personnages très présents, sensoriels. Il est dit si peu mais tout est dit. Merci !