# P10 | C’est plus fort que moi

C’est la java bleue, la java la plus belle, celle qui ensorcelle, et que l’on danse les yeux dans les yeux. C’est quelque chose quand même. C’est plus fort que moi. Peux pas m’empêcher de chanter. Continue, c’est beau, mamie. C’est pas rien quand même. Cette histoire. Celle qui ensorcelle. Cette chanson, je peux pas m’empêcher de la chanter. C’est qu’elle te fait du bien. Elle lève la tête, regard absent qui s’illumine. Comme t’es mignonne. Tu me rappelles quelqu’un. Oh comme tu me rappelles quelqu’un. Elle sourit. Fredonne l’air. Le regard s’engouffre à nouveau dans les trous de la mémoire. Les yeux dans les yeux. C’est ta vie heureuse mamie que tu chantes. Tu aimais beaucoup danser. Tu allais au bal musette. Tu te rappelles. Tu chantais tu dansais beaucoup. Ce que tu préférais c’était la valse. Tu te faisais toute belle. Tu as toujours été coquette. Tu y tenais. J’ai toujours admiré ton élégance. Au rythme joyeux. J’aimais chanter ? Ah oui ? Peut-être bien que oui. C’est pas rien quand même. C’est beau, mamie, continue. Elle pose la main sur son bras. Elle commence à le caresser doucement, à démêler l’angoisse tapie. C’est pas rien quand même de pas pouvoir s’empêcher. Continue, mamie, chante, fredonne. C’est quelque chose quand même. Dans la petite pièce, elles ferment toutes les deux les yeux maintenant, l’une assise sur le canapé, l’autre sur le lit, l’une fredonne, l’autre se souvient pour deux. Quand les corps se confondent. Et la mer, mamie, tu te souviens de la mer. Ca aussi c’était la vie heureuse. Nos vacances à la mer. Entre femmes. Trois générations de femmes dans la petite maison rouge avec la mer au bout de la rue. Les parties de carte les jours de pluie. Les crêpes après les après-midis salés d’eau de mer brillants de lumière. La fête foraine. Les balades sur la corniche. C’était la vie heureuse ça aussi. La grand-mère n’a cessé de fredonner. Je peux pas m’empêcher. C’est plus fort que moi.

*

Elle l’aide à l’asseoir dans le fauteuil, près de la porte-fenêtre sans poignée. Le corps est pesant. Qu’est-ce que tu veux faire ? Je sais pas. Y a rien à faire. Tu es fatiguée maman, tu es fatiguée pour faire les choses. C’est normal. Peut-être. Je ne sais plus. Je ne sais plus quoi devenir. Je ne sais plus quoi faire. Parce que tu veux absolument faire quelque chose ? Long moment de silence. Dehors dans le couloir, des bruits de voix. La porte de la chambre s’ouvre. Des cheveux gris voûtés s’engouffrent et ressortent. Une manche rose les enveloppe et tente de panser l’angoisse. On le devine à sa voix qui sourit de l’autre côté de la porte maintenant refermée. Elle dit : Ca y est j’ai fini. J’ai fait mon boulot. Long moment de silence. C’est pas rien hein. Pas rien d’être là. Obligée de toujours appeler. Ca me dit rien. Tu as raison maman, ce n’est pas rien de toujours dépendre des autres. Mais on est là pour ça.  Elle tente d’un geste compulsif d’effacer un pli de son pantalon de toile. La messe est dite. Je vais m’en aller. Je suis fatiguée. Vais m’en aller. Sa fille lui prend les deux mains. Elle cherche son regard. Eh bien, laisse-toi partir maman. Elle lève la tête, accroche le regard de sa fille : Laisse-moi partir ? Je veux dire, ne résiste pas si tu veux t’en aller. Tu comprends ce que je te dis. Elle dit : non. Elle reprend : Tu dis je veux partir, je suis fatiguée alors laisse-toi partir. Le regard s’affole : C’est ça que tu as répondu ? Laisse-moi partir ? Long silence. Les regards décrochent. J’ai vraiment envie de rien faire. Ca m’a vraiment mis. Moi je peux pas. Moi je peux pas et puis je peux rien faire. Ne résiste pas. La mère grimace. Elle ne sait plus comment habiter son fauteuil près de la porte-fenêtre. N’essaie pas de te relever. Détends-toi. Laisse-toi aller. Tu es sans arrêt en train de lutter. Laisse-toi aller maman. Ne cherche pas ne lutte pas. Détends-toi. Oh oui vaut mieux que je parte. Détends-toi. Si tu es fatiguée, ne lutte pas. Repose ta tête, ferme tes yeux. Tu n’as jamais su t’arrêter dans ta vie. T’as toujours fait quelque chose. T’as jamais voulu t’arrêter. Et la vie elle te demande de t’arrêter là maintenant. Oh j’voudrais bien. Mais j’peux point. La fille se saisit de ce bout de mémoire en pleine dérade. Une chanson à nouveau. La fille fredonne maintenant « La bonne du curé ». J’voudrais bien. Mais j’peux point. Mais ça s’arrête là. Aujourd’hui n’est pas le jour. La mère s’agite dans le fauteuil. Tu cherches vraiment ta place. Tu cherches ta place. Oui, je cherche ma place. Cette tristesse, tu te rends compte, on peut pas faire ça. Ca suffit. Ca suffit amplement. Je peux pas tenir debout. Je suis fatiguée. Je suis au bout du rouleau. C’est comme ça. Faut pas que tu t’inquiètes, maman. Faut me laisser aller ? C’est pas rien. Je sais. On est là. On sait que ça n’enlève pas ta souffrance ni ta tristesse. Ni ta fatigue. Mais on est là. Les yeux se ferment, les mains se crispent : Je suis fatiguée. La fille tente de raccrocher le regard, sans cesser de lui caresser le bras. Faut tout oublier. C’est du passé n’en parlons plus. Tu as fait tout ce que tu as pu. J’ai mal au bras. Je peux plus rien faire. Elle pleure en silence. Je suis fatiguée d’être là. J’ai pas envie. Elle ne peut plus empêcher les larmes de couler. J’ai pas envie qu’on me laisse toute seule. Je veux sortir. Les gorges se serrent dans la petite pièce. C’est chez toi ici. Je sais bien, je sais bien, c’est pas d’aujourd’hui. Je veux pas m’en aller non plus. Je veux sortir. Je veux pas me lever. C’est plus fort que moi. Je veux pas m’en aller.

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !