#P12 | gens de Porto

1 – et, pendant toutes ces années qui lui sont restées à vivre, Camelinda A s’habillait de beau le dimanche matin, prenait le métro jusqu’à São Bento, suivait à petit pas l’avenue Vimara Peres ensommeillée, lentement, comme pour célébrer un culte, jusqu’au Douro, le franchissait entre fleuve et grillage au sommet du pont Luiz 1, longeait, croisant quelques chiens qui promenaient leur maître, le bord du fleuve, et après les caves de Ferreira, s’arrêtait contre la cahutte, s’appuyait à un poteau et regardait le chantier, les barques Rabelos, redevenait un instant la toute petiote qui accompagnait son père, qui regardait, admirant sa force, sa science, ses mains, et les planches, les courbes vernies, souriant baignée par les odeurs du bois, des vernis, du chanvre, se revoyait jeune-femme venant chercher son Diego qui se penchait, au retour vers leurs deux pièces d’une petite maison de Vila nova, sur la poussette, le pépiement de João, lui prédisant un avenir qui le verrait piloter une des plus belles et dernières barques transportant non des touristes mais du vin comme cela avait toujours été, mais João, lui, avait préféré l’océan, n’était revenu que rarement, ne reviendrait plus, maintenant, transportait des touristes sur un grand bateau à Anvers pour leur faire faire des promenades sur l’Escaut, et même si lui et sa femme lui demandait gentiment de les rejoindre, elle savait bien que sa place à elle était là, et elle fumait sa cigarette en caressant des yeux une barque, avant de rentrer dans sa petite maison de Prelada. – 2 –Narcisso B suit avec un amusement résigné la belle suédoise qu’il pensait avoir levée et qui l’a pris en main, l’a entrainé de boutiques en boutiques, s’est servi de lui comme porteur avec l’assurance souriante de l’évidence, et maintenant qu’il a dans une main les brides de deux sacs et de trois sacs dans l’autre, s’est arrêtée avec un petit cri de joie devant le Café Majestic, s’est insérée entre deux groupes de touristes consciencieux et pénètre maintenant, les yeux à la fois écarquillés et blasés sous le plafond beige et rose, jette un regard furtif à son image un rien échevelée dans un des grands miroirs, choisit une table dans la rangée centrale, s’assied, lui prend les sacs pour les poser sur deux des chaises, lui montre la quatrième, lui fait signe de s’asseoir, lui sourit, lui demande en anglais de commander, et il demande silencieusement à une des têtes de femmes en plâtre comment il va pouvoir s’évader et la planter là devant son café et son pastéis de Nata.– 3 – le Senhor C s’ennuie entre ses présentoirs de lunettes dans sa boutique de la rua de Sà da Bandeira et regarde avec une inquiétude lasse, de l’autre côté de la rue, la carapace blanche et bleue qui entoure depuis près de deux ans le Mercado do Bolhão, n’osant espérer que la fin promise ne tardera plus beaucoup et que reviendra, encore plus grande, joyeuse, l’animation qui s’est transportée provisoirement quelques rues plus loin, sans que le prix des étals rénovés mette à mal l’ambiance qui régnait là depuis plus d’un siècle. 4 – Dans la cour de sa maison délabrée, si délabrée que les touristes s’offusquent de voir si mal traités ces adorables azuléjos qui l’habillent, derrière, proche et loin de leurs appareils de photos, sacs à dos, shorts et gentillesse bruyante, ou lassitude râlante, une vielle femme assise sur un fauteuil en plastique jaune tricote un châle rouge sombre entre son lavoir et un appentis plein de bois. 5 – Rua das Flores, contre le mur du Museu da Misericordia, Ermelinda N, comme tous les jours ou presque, est assise, une petite boite verte posée sur ses genoux joints, elle enfile quelques perles multicolores sur un fil, sans lever les yeux vers les passants. Elle a suspendu à côté d’elle, coincé entre le mur et une descente d’eau un sac de toile siglé du nom d’une boutique allemande, au dessus d’un carton de jus de fruit et d’un sachet de papier fripé contenant de petites brioches. Sur un rectangle de toile blanche posé sur les dalles, devant ses pieds, est soigneusement présentée la marchandise qu’elle a sorti du sac, de petites broches, versions exubérantes des broches souvenirs des bourgeoises du 19ème siècle encadrant quatre petits présentoirs de velours noir portant des plastrons tissés de perles bleues ou multicolores. A côté d’elle, son fils Eduardo achève de présenter, rangés en colonnes sur une toile de mêmes dimensions, les bracelets de perles ou de cuir, les chaines, les lunettes qu’il a sorti d’une grande besace en tissage multicolore, cadeau du petit neveu de sa mère, arrivé depuis quelques jours de ce pays, l’Angola, qu’ils n’ont jamais connu… petit neveu du moins ce qu’il prétend, ce jeune garçon – maintenant tassé devant la toile, plus grande celle là, offrant des sacs, ceintures, d’autres colliers plus simples, les pièces les plus encombrantes ou les plus simples de leur marchandise – mais à vrai dire Ermelinda a beau chercher à se souvenir, en dehors de son nom de famille, très répandu parait-il, qui lui vient d’un père en allé avant sa naissance il y a trente ans dans une clinique tenu par des bonnes sœurs à Lisbonne, elle ne sait rien, vraiment rien sur sa famille, sa mère répondant par des sourires mutiques ou le refus violent de tout retour en arrière à ses demandes de renseignement… mais ma foi il avait un air perdu, gentil, juste ce qu’il fallait pour un premier contact, et puis il s’est révélé drôle, astucieux, audacieux, alors puisqu’il se contente du cagibi dans la cour de la maison qu’ils partagent avec une autre famille, puisque Eduardo et lui s’entendent… Le gardien du Musée, debout devant une des portes, quand ils sont arrivés, tout à l’heure et se sont installés, l’a d’ailleurs salué le garçon, a complimenté Ermelinda sans chercher à savoir quel lien les unissait… – 6 – Devant un immeuble récent de briques beiges au portique de ciment blanc, qui borde une des rues perpendiculaires à la grande avenue, presque au niveau de l’hospital São João, un groupe, deux quadragénaires, des jeunes, garçons et filles du quartier ou du moins scolarisés dans le même lycée, assis autour des tables de fer noir d’un petit café, ou debout, téléphone en main pour rameuter les retardataires, se prépare à la sortie mensuelle du club fondé par l’un des adultes, celui qui pointe sur une feuille les présents, répondant à chacun des arrivants par le surnom dont il l’a affublé, manie qui agace son compagnon qui y trouve un relent de scoutisme ou de ces organisations religieuses de jeunes qui les ont rejetés tous les deux. –7 – Seul face à l’Atlantique, sur son vélo arrêté sur le trottoir de la rue Colonel Raùl Peres, Marcelino F enrage contre sa mère qui, hier encore, a refusé que ces petites roues qui lui sont un stigmate, une marque infamante auprès des autres garçons, soient démontées enfin par son père, et sa frêle nuque bien droite, ses yeux dardés sur la jonction entre l’ondulation vert clair de la mer et la fuite de nuages dans le ciel, il supplie qu’un dieu, un esprit, un il ne sait quoi, là bas au loin, dans cet espace qui est, il le sait, son domaine, comme celui de son grand-père, de tous ses aïeux et de ces héros d’autrefois dont il lit l’histoire, vienne l’emporter, attester qu’il est bien de cet ailleurs. – 8 – Une fin de matinée du printemps, le dos mince d’un homme en tee-shirt blanc assis sur un petit muret délimitant la promenade, rua do Ouro, il ne regarde pas le large développement du Douro, face à lui, la douce colline verte qui fait suite, jusqu’à la Reserva National et l’Atlantique, aux dernières maisons de Vila Nova de Gaia, ni les barques endormies qui disent, au moins aux promeneurs, la douceur de vivre, il courbe la tête et contemple ses pieds et les taches que fait sur eux la lumière traversant le feuillage de l’arbre voisin qui le baigne de son ombre, il attend que la rage, l’effet des deux verres de vin bus très vite en sortant du bureau aussi, se dissipe, il repousse de toute sa volonté la crainte de l’avenir, après cette algarade avec ce foutu petit chef imbécile qu’il a – mais il ne pouvais tout de même pas laisser passer cette décision stupide et encore moins l’ignorance méprisante opposée, comme toujours, à ses objections et conseils par ce bonhomme – non ne pas penser pour le moment, se calmer, attendre, un peu, pas trop pour qu’elle ne s’inquiète pas, se lever, saluer la beauté qui est là devant lui il le sait, y prendre sourire même crispé, marcher, croquer un grain d’anis, boire très vite un café chez Joaquim, dans la montée, en peaufinant une histoire pour elle, s’arrêter chez Iolanda pour prendre le paquet qu’elle a préparé – ne lui parler de rien surtout pour ne pas redonner force au sombre, enfin si, la remercier et lui demander ce qu’elle a choisi, qui sera forcément très bien, elle sait Iolanda, même si c’est surtout de lui qu’elle est l’amie, elle a adoptée Henriqueta, réveiller son amour et sa joie qui dormaient sous les ennuis, entrer, l’embrasser sa femme, lui demander d’excuser son retard sans perdre de temps pour l’expliquer parce que c’est cela l’essentiel, leur premier anniversaire de mariage. – 9 – Sur le seuil de la maison verte Cristiano, de « Seniors in Motion », l’un des responsables du centre de soins du quartier Campanhã, accueille d’un sourire Madame Costa, qui arbore aujourd’hui une robe, un peu trop courte et étroite pour son vieux corps osseux, d’un bleu mauve assorti à ses cheveux – Josefina est déjà arrivée, Maria, elle ne vous a pas attendue, elle est dans la piscine – un petit rire grelotant et – pas aujourd’hui, Monsieur João Martins – qu’ils sont beaux les poèmes qu’il a dit jeudi dernier, vous ne trouvez pas ? – – bien sûr Maria… et donc Monsieur Martins… ? – – et il est beau avec ça, enfin beau pour son âge, et puis il est si gentil, il prétend qu’il manque une actrice pour la pièce qu’ils répètent dans son atelier, et qu’il est certain que la dame, je ne sais plus comment elle s’appelle, sera ravie de me confier le rôle… sa voix se fait si basse qu’il doit se pencher jusqu’à son niveau pour entendre – je ne sais vraiment pas, j’ai bien peur de ne pas en être capable, mais il est si gentil… il sourit, il se retient de lui donner une petite tape d’encouragement, il s’efface en disant – dépêchez vous alors, ils vous attendent. – 10 – En marchant main dans la main, yeux grands ouverts, dans la rua de la Reboleira, ravis de marcher main dans la main, ravis aussi d’être là, et même lui qui détestait depuis toujours de céder aux endroits qu’il faut voir, qui ne craignait rien plus que de se sentir semblable aux touristes d’antan avalant avec conscience ce que leur indiquait leur Baedeker, trouvait de la saveur, une saveur de lune de miel (il souriait avec agacement attendri à ces mots) à cette situation, ils s’étaient arrêtés un moment, reculant un peu contre le mur d’une maison décorée d’un macaron, sous un balcon soutenu par des consoles de pierre, pour mieux goûter, face à eux, de l’autre côté de l’étroite rue, la façade aux pierres arrondies par l’âge, les deux portes cintrées, les fenêtres médiévales joliment découpées, les souples bandeaux de pierre, elle avait dit « tu as vu ? C’est un restaurant » et il s’était renseigné à l’hôtel, le patron lui avait dit que oui c’était un restaurant, assez bon, pas un des meilleurs de la ville mais pas loin, que oui la bâtisse était belle, et la salle en sous-sol très pittoresque, et puis qu’il y avait des chanteurs de fado, il avait grimacé un peu mais ses yeux à elle brillaient, que c’était assez cher aussi, mais finalement pas tant – oui ce n’était pas trop a-t-il répondu – et l’hôtelier avait téléphoné pour leur réserver une table. Elle lui avait fait admirer trois fois sa robe, il l’avait un peu dérangée comme il se devait, et ils étaient partis vers le restaurant dans les rues vivantes de la nuit. C’était bon et surprenant un peu, et les chanteurs étaient bien, le vin aussi, il était heureux et souriait à sa joliesse. Elle ne lui a avoué qu’en sortant que, bon le pudim caseiro c’était simple mais délicieux, elle n’aimait que les choses simples, mais qu’elle avait été un peu déçue par le poulpe, ça ne valait pas celui qu’elle avait mangé avec Jacques son premier mari à Amalfi, et puis vraiment la cave c’était trop humide ; alors en rentrant, un peu pour assurer son pas – même si, non, il n’avait pas vraiment trop bu, il était juste trop heureux –, un peu pour la réchauffer, il la serrait contre lui, tant qu’elle en trébuchait et a finalement protesté en riant, s’est dégagée, a pris sa main, et ils ont pressé le pas vers l’hôtel, mais vraiment c’était curieux ces chanteurs, ils donnaient presque plus envie de danser que de s’attrister tendrement . – 11 – Elle avait enfin, après avoir gardé quatre fois les enfants d’amis de ses parents, réuni assez d’argent, Catarina a demandé à son père l’autorisation d’aller le dépenser : il a ri, il a dit qu’elle était bien assez grande maintenant pour savoir ce qu’elle avait à faire sans le lui demander, et puis comme il savait que son professeur de math – il y tenait aux maths – était content d’elle, c’était un de ses amis, il a ajouté un billet de vingt euros, elle en a écarquillé les yeux au moment où il a ajouté que ce serait mieux, et certainement plus amusant, si elle sortait avec une amie, avec Maria la fille du docteur de Sousa par exemple ; alors les voilà toutes les deux rue Santa Catarina devant la Fnac, discutant de ce que Catarina peut obtenir avec cet argent quelle a, et Maria a plein d’idées (que bien entendu Catarina repousse silencieusement et résolument) en plus de ce tout petit short que Catarina lui envie, qui lui irait beaucoup mieux, dont elle demande ce que son père penserait. – 12 – Domingos et Alberto, bermuda rouge pour l’un, vert pour l’autre, et torse nus, sont debout, splendidement jeunes et bronzés, sur la rambarde de fer du ponte Luis 1, Nicaulo Vieitas, plus pleutre disent-ils, moins fou pense-t-il, simplement moins bon plongeur et puis il faut bien un guetteur, est resté sur le tablier du pont ; ils attendent ; Nicaulo annonce qu’un bateau approche, et juste au moment où le nez blanc émerge hors du pont, les garçons sautent. Sur le bateau certains crient, certains applaudissent, certains photographient, certains se souviennent de récits anciens de voyageurs en Egypte. – 13 – Sur le chemin de l’hôpital Lusiadas, Pedro et Amalia Cortesão, se sont arrêtés au coin de la rua de Junio Dinis et de la place, en attendant que le feu vire de couleur, puis, quand le petit, bonhomme vert s’est éclairé, ont fait un pas en arrière pour ne pas gêner, et Pedro courbe sa grande taille, son front dégarni,sa couronne de cheveux blancs vers sa femme pour l’écouter lui parler du malade. C’est vrai qu’il lui a laissé le soin de lui rendre visite à Marcelo, c’est vrai qu’il faisait exprès de parler d’autre chose quand elle revenait de l’hôpital avec un air de plus en plus apitoyé et voulait lui parler de ce que disaient les docteurs, c’est vrai qu’il est rancunier, c’est vrai qu’il ne lui a jamais pardonné de l’avoir presque éjecté de l’entreprise, jusqu’à ce qu’il parte de lui-même et lui vende ses parts, même si cela lui a plutôt réussi il faut bien le dire (en fait il en pète d’orgueil comme il le pense en jouissant, il doit se l’avouer, de la vulgarité de l’expression). Alors maintenant, puisque hier quand elle est rentrée avec un petit sourire il l’a écouté annoncer une amélioration, oh fragile, mais nette, et curieusement que c’est à ce moment qu’il a senti se réveiller un souvenir de tendresse pour ce cochon de grand-frère, il a décidé de l’accompagner, et maintenant, comme il a un peu peur de faire étalage de son ignorance égoïste, il interroge enfin Amalia ; elle répond patiemment, sagement, comme toujours, mais avec une petite lumière d’ironie dans les yeux, dans la voix, et puis lui montrant le sac plastique qu’elle porte « il va tellement mieux qu’il m’a demandé des livres, je les ai choisis comme tu l’aurais fait, il y en a un ou deux qui vont l’agacer, il saura que c’est bien toi qui les a sélectionnés ». – 14 – Dressé sur ses petites jambes tendues, depuis le balcon du bel appartement d’un ami de classe, Mãrio, crispé de regret et de désir, regarde la courbe de la tribune de l’estadio do Drãgao, et pense qu’il ne pourra jamais y aller. – 15 – Derrière les fenêtres aux carreaux cassés ou sans carreau de la seconde maison aux azuléjos bleu et blanc, au début de l’avenida Gustavo Eiffel, juste après le pont, Margot et Ann font cuire du riz dans une grande marmite en équilibre sur un réchaud bricolé en se moquant de la paresse des garçons, Carmen lève la tête et leur dit de faire attention, Giovanni, Lucia, Amadou et Manuel jouent à un jeu de cartes dont ils réinventent les règles, Fernando leur tourne le dos et regarde sans le voir le monastère sur la colline de l’autre côté du fleuve en ruminant sa triste colère parce que Sophia les a quitté, est rentrée chez les siens sans qu’il lui ait parlé, vraiment parlé, ça aurait suffit, et les autres écoutent Vicente et Nuno qui jouent de la guitare. Une fille se met à chanter, doucement, en forçant sa voix vers le bas, Fernando se retourne, lance une chanson à pleine voix triomphante, il y a une pause, la fille cède, se tait, les guitares suivent Fernando, Manuel abandonne les cartes, se met à danser, Amadou tente de le suivre, la pièce se met à tanguer, les filles éteignent sous le riz… d’ailleurs il est cuit ou ça ne fait rien. – 16 – Tôt le matin, Tian est arrivé en vélo dans le parc de São Roque, a roulé jusqu’a une petite terrasse, a posé son vélo contre la petite rambarde de pierre grossière, humé l’odeur des arbres et tranquillement, avec application, commence sa petite séance de qi gong, jusqu’à ce que Lidia arrive en faisant teinter sa sonnette avec un thermos de thé et des petits gâteaux. Ils petit-déjeunent sur un banc, ils se sourient, tentent quelques mots, se taisent parce que ça ne vaut pas la peine de parler. Elle l’embrasse sur la joue et part vers l’hôpital. Il s’allonge sur le sol, regarde la lumière à travers les branches, il a le temps, il n’a pas de rendez-vous avant cet après-midi. – 17 – rua do Lagarteiro, quatre hommes sur des fauteuils de plastique blanc fument des joints en silence, un peu plus loin, sur le même trottoir, un couple a sorti d’une camionnette trois bacs en plastique pleins de vaisselle qu’ils ont posé au sol, accroché des vêtements à la grille d’une boutique abandonné, la femme s’est assise sur un pliant, l’homme regarde les fumeurs, elle attend de très éventuels clients, il attend que les autres l’invitent, l’attente s’installe, personne ne viendra les déranger. – 18 – rua do Infante Don Henrique, un peu après six heures, Mãrio Coelho au pied de l’échafaudage que son équipe a déserté jusqu’à demain discute avec Novo dos Santos, son ami, son ancien patron à Paris, venu le saluer pendant ses quelques jours de vacances. Toujours le même ce sacré Novo, incapable de ne as participer aux chantiers là-bas, il a emprunté un casque, une veste et il a fit sa part, là, tout à l’heure, semant un peu la pagaille avec ses plaisanteries, que d’ailleurs les Moussa et autres comprenaient mal, seul Tahiro, qui a passé plusieurs années à Sao Tomé et qui tente de se faire appeler Tomé on ne sait pourquoi, riait comme un qui comprend ce qui n’était pas garanti, mais Mãrio a laissé faire, pas en souvenir de leur ancienne hiérarchie mais parce qu’il savait bien que les gars, stimulés, travailleraient plus rapidement et joyeusement, sans compter que Novo, mine de rien, les observait, prêt à intervenir et corriger un geste imparfait. Maintenant, au bas de l’échafaudage ils parlent entreprise, difficulté, Mãrio se plaint, dit qu’il a eu bien de la chance de dégoter ce ravalement, que ce n’est pas aussi facile qu’il l’imaginait depuis Paris, qu’il ne sait pas s’il a fait le bon choix, mais tu comprends il y avait mes parents qui vieillissaient et puis ma femme se languissait, elle ne s’est jamais faite à Ivry, elle trouvait ses voisines froides, elle avait une patronne encore plus odieuse que les nouvelles riches d’ici, alors… et Novo lui répond que c’est de plus en plus difficile pour les toutes petites entreprises comme la sienne de trouver du chantier là bas, même les tous petits chantiers urgents, il y a une concurrence africaine qui pointe à peine mais qui commence à être et puis tous ces travailleurs indépendants, le travail au noir en plus, bon ça a toujours existé mais ça tend à devenir la norme, il hésitait à rentrer, même si ce serait difficile, il y a si longtemps qu’il est parti, tout jeunot, et sa femme et ses fils n’envisagent pas de venir vivre au pays, même le Manuel pour les dernières vacances les a abandonnés, est parti avec des amis en Norvège, il a aimé, oui… alors, bon, si c’est aussi difficile ici, il va s’accrocher encore… et puis il lui reste des clients fidèles. – 19 – Magali a eu un choc, même si bien entendu elle savait, ça fait partie du circuit des touristes et d’ailleurs elle avait hésité, pour cela, à « faire la Livaria Lello, vous savez cette librairie fabuleuse » comme ils disent, mais se refuser le plaisir d’une forêt de livres, même incompréhensibles, c’était au dessus de ses forces… vraiment malgré les photos qu’elle avait vu, inévitablement, elle a eu un choc, elle est restée un moment noyée dans le plaisir des boiseries, des alignements colorés de dos de livres, des cuirs, des couvertures violemment colorée des nouvelles parutions, des sculptures, de la double courbure de l’escalier comme des mains ouvertes et accueillantes, des tables, des lustres, les imaginant ou le tentant, un moment, débarrassés de la petite foule négligée qui circule, parle toutes les langues, des téléphones brandis pour photographier, repérant les vrais lecteurs, les vrais clients, avec une envie de les connaître, de leur parler, que bien entendu elle sait indigne et stupide, plaignant les vendeurs… elle a circulé, les hordes s’en allaient, elle a repéré dans un coin des couvertures de Gallimard et un vieil homme, un vendeur, s’est approché, lui a adressé la parole en français et maintenant, alors que la fermeture approche, ils parlent de tout, de rien ou plutôt de leurs préférences, passionnés, sérieux malgré le sourire dans leurs yeux qui dit que seul compte le plaisir de cette rencontre. – 20 – sur le même banc que chaque jeudi, sous une des branches colossales se déployant presque à la base à partir du tronc énorme de cet arbre qu’elle devine pluri-centenaire, et dont, ignorante comme toujours, elle est bien incapable de dire le nom, Adriana, dans le cimetière d’Agramonte, est assise, regardant les tombes, toujours les mêmes, devenues familières, et parle en silence à son mari qui n’a d’autre tombe que l’océan. – 21 – à Campanhã, rue de Miraflor, l’épicier a fermé boutique pour aller déjeuner, mais les cageots de légumes et de fruits, recouverts pour le moment de torchons, restent posés sur le trottoir, débordant devant les maisons voisines et sur la chaussée devant les maisons qui leur font face, Lourenço en tricot de corps et short taché de peinture, fume une cigarette, appuyé au chambranle de sa porte, derrière un empilement d’oranges et attend le retour de son fils qui est en retard. – 22 – le jour s’est levé depuis une heure sur la ville encore engourdie, depuis le ciel ou depuis un ballon, son ange gardien achève sa veille, il voit près de la Marina do Freixo, un marin et un serveur de la compagnie Tomaz do Douro, discuter en haut de la coupée de leur bateau, attendant l’heure du service, il voit deux balayeurs boire un café accoudés au comptoir du bar à l’entrée de la station de métro Trinidad après leur travail, il voit les premiers tramways et bus à moitié pleins, les premiers clients des boulangerie, il voit les équipes de nettoyage quitter les bureaux, il voit l’éveil d’une ville comme de toutes les villes et je les laisse, lui et tous les visiteurs et habitants, parce qu’il est temps pour moi de le faire.

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

17 commentaires à propos de “#P12 | gens de Porto”

  1. Brigitte, vous êtes sûre de n’être jamais allée à Porto ? 🙂 Quel texte et quelle capacité foudroyante d’imaginer tant de vies qui palpitent dans cette ville ! Et c’est bien qu’on aperçoive rien que pour quelques instants chacun de ces êtres avant de les laisser continuer tranquillement. Vous avez redonné de la douceur à une ville qui a bougé trop rapidement ces dernières années. Grande, grande admiration !

  2. … des visages familiers, des couleurs, des rues, des désirs – ça grouille et ça cohabite, quelle balade au milieu de tout ce foisonnement ! on voudrait savoir…

  3. Brigitte, c’est un travail de titan ! C’est extraordinaire, ces flahs filmiques au coeur du coeur de la vie de ces gens ! Et ça sonne tellement juste. Je lis que vous n’y êtes jamais allée ? Incroyable. Ça donne très envie de la suite, d’y aller.. Un gros coup de coeur pour les prénoms. Merci.