#P6 Kafka

Journal à rebours

Mardi

Soirée avec cette petite femme impérieuse et péremptoire. Elle évoque sa taille et son poids comme des arguments de combat, qui la poussent à entrer sans cesse en compétition avec elle même, avec plus grand, plus fort, plus jeune qu’elle. Ne pas lâcher, ne rien lâcher. Avancer encore et encore, quitte à avancer seule en ayant écarté toute gêne, tout intrus. Avoir mal aussi, et prétendre s’en moquer. Pousser l’énergie jusqu’à, un jour, l’épuisement mais jamais l’abandon. Et laisser l’autre, les autres, sur le bas-côté.

Lundi

Elle a un podomètre dans son téléphone moderne. Elle a fait 7500 pas dans ce grand super marché du tout en kit ; labyrinthe de la tentation et de la consommation, créateur de besoins inexistants, d’indispensable contestable. Elle pense au labyrinthe végétal de Shining, à Jack Nicholson, à la peur et au sang dans le film, l’ascenseur déversant ses flots rouges. En rentrant, il lui faudra encore s’armer des outils du montage et affronter les modes d’emploi tout en pictogrammes qu’elle déteste : elle veut des mots, qu’on lui susurre à l’oreille des indices et suggestions, pas des ordres.

La veille, ses pas l’ont emmenée sur le plateau calcaire, au dessus de la plaine proche, bouquetins et chamois agiles, la narguant dans les falaises. Beaucoup plus de 7500 pas, beaucoup moins de fatigue : le rythme de sa marche au rythme de sa pensée, une chanson ancienne revenant en boucle dans son esprit, refrain vieillot et parfaitement connu. Mystères de la mémoire qui restitue ce qui, croit-on, n’a jamais intéressé.

Dimanche

Table de travail et procrastination. L’esprit vagabonde au travers de la fenêtre. On écarte le rideau pour mieux voir. Il pleut comme en automne, les oiseaux se régalent des vers et limaces et jouent de l’humidité pour faire leur marché dans le jardin. Il y a ce geai qui s’enhardit de jour en jour, de plus en plus près de la maison. Le bleu de ses ailes comme un maquillage, auquel s’ajoute du noir à l’envol. Il est couleur tourterelle pour le reste de son plumage ; il goûte à toutes les poires du verger. Il est en passe de devenir le roi du territoire, chassant pies et corneilles à grands cris. Son nid sans doute dans ce grand arbre penché. Nez en l’air et envie d’écrire réduite à peu de chose.

Samedi

Foule. Confinement relatif, masques de mascarade, couleurs des légumes et des costumes d’été mêlés aux odeurs du marché. Caquètement des poules vivantes, qu’accompagnent les rires joyeux des voix d’enfants. Pas de voitures, écho des conversations au cœur de la place carrée, presque close, verres reposés bruyamment sur des tables de métal. On ne s’entend plus.

Vendredi

Elles sont si jeunes. La joie qu’elles offrent au monde, leur beauté, leur entente déjà. Tu es toute fière d’avoir su créer cela. Leur rencontre, elles te la doivent, te la devront, ou plutôt, non, leur rencontre est un présent que tu te fais, un moment que tu crées pour encore un peu voir ce que c’est, cette fraîcheur là, cette jeunesse. Leur sourire et leur désir de partage ; cadeau.

Jeudi.

Une sieste, voilà ce qu’il lui faut. Pas vraiment dormir, non, mais accueillir l’engourdissement comme entrer dans une pièce entièrement recouverte d’une mousse anti-bruit, anti-extérieur. Elle se souvient d’une installation de ce genre à Beaubourg. Tout y était assourdi : une pièce doublée de plusieurs couches de ces couvertures marron qu’on disait ‘de l’armée’. Un empaquetage de Christo ? Elle ne sait plus, se rappelle juste la sensation étrange de cet enveloppement feutré où elle s’était calmement immergée.

Mercredi.

Il fait un peu chaud. Elle nage dans l’eau du lac. Velours sur sa peau. Elle préfère là où elle n’a pas pied, elle déteste soulever la vase du fond, créatures et algues gluantes cachées dans la poussière mouvante. Elle flotte ; bonne nageuse, elle avance le long de la rive, avec les foulques et les jeunes cygnes, encore un peu beiges. Elle ne dérange pas.

Un commentaire à propos de “#P6 Kafka”

  1. Un certain trouble amené par l’usage de la troisième personne. Au fil de la lecture, je me suis laissé gagner par tes descriptions précises et fines, généreuses et attentives.