#P6 Le réel n’a plus de langue et la langue parle une langue que je n’entends pas

Dimanche
Dimanche est bien loin aujourd’hui. Je fouille, strate après strate, un moment de vraie solitude, quand j’écoute FB donner les consignes. Soudain, je me rends compte qu’il y a un décalage entre le son et l’image. Déréalité palpable dès que mon cerveau tente de synchroniser les deux. Insupportable. Cela me trouble de plus en plus, tellement que je préfère ne plus regarder la vidéo. Je fixe les rayures du coussin pour échapper au tournis des lèvres qui bougent, des mains qui volent sans le son adéquat. J’entends les pages claquer sans que FB ne touche le livre et quand il le fait, l’écho du livre manipulé s’en est allé.
Je me dis, j’y suis, je suis bien chez Kafka. Le réel n’a plus de langue et la langue parle une langue que je n’entends pas.

Lundi
Nous voilà installés sur la terrasse d’un café du marché de la Croix-Rousse, ambiance sympa autour d’un petit noir. Des crooners sont attablés guitares au diapason, en compagnie d’une très vieille femme coiffée d’un bandeau qui marque le tempo du pied et de la main.
Mon amie : « Elle est mieux que dans un Ehpad ».
Regard mouillé sur ses mains constellées de fleurs de cimetière.

Mardi
Je cherche, je cherche et ne trouve aucune image mentale dans mon oublieuse tête. Si ce n’est, un petit dîner en ville avec les amis. Simple et bon. Comme notre amitié.

Mercredi
Sieste d’après-café sur le canapé, fenêtres grandes ouvertes et en bas de l’immeuble, conversations de passants, des voix qui tissent un cocon de soie ouvert dans lequel je me sens bercée.

Jeudi
Je croise ma voisine qui me trouve bonne mine, c’est certainement la piscine, ajoute-t-elle… j’acquiesce, plongeant directement dans le bleu de ses yeux et enchaînant mes longueurs au rythme de notre conversation.

Vendredi
Une femme que je ne connais pas me sourit du trottoir d’en face.
Comme un baume léger gonflé de rencontres furtives.

Samedi 
Départ des voisins qui déménagent. Des gens, des amis à eux, des enfants, ça discute, ça boit, ça joue, et moi, loin, loin… en plein contrôle de mon corps, raidie, sans émotions.

Dimanche
Je retrouve ma vieille copine de 78 ans, qui a cette phrase – que je trouve d’abord étrange – au sujet de sa santé : « Ce qui m’arrive ne m’intéresse pas. »  
Je la plante là, bien décidée d’en faire autant.



3 commentaires à propos de “#P6 Le réel n’a plus de langue et la langue parle une langue que je n’entends pas”

  1. Ah j’aime beaucoup cette rencontre avec Kafka ! … et ce baume léger des rencontres furtives. Belle trouvaille.