#P6 Solitudes

Je m’étonne encore de ce sentiment ambigu (aux limbes de la schizophrénie) de gaspiller le temps alors même que l’on ne trouve aucun goût à en faire un quelconque usage. Pourtant, le dimanche vers quinze heures (parfois même dès la fin de matinée les jours de grande pluie ou le plafond gris et bas alanguis la volonté) c’est invariablement la sensation qui me happe. Je sais que je ne peux lutter. En général, il ne me reste qu’à m’avachir jusqu’à disparaître sur le canapé de velours orange et enclencher le disque rayé de la morosité. 


L’odeur me saute au visage. Presque agressive. Ne me laisse pas le choix de l’ignorer. Même si je retiens mon souffle, elle infiltre mes fosses nasales et pénètre au travers de la muqueuse jusqu’à mon cerveau. Les centres de la mémoire s’affolent. Gyrophares rouges et alarmes stridentes. Je m’arrête un instant. Impossible de coordonner mes pieds pour avancer sur l’avenue dans ce vacarme intérieur. Je sais que je n’y couperai pas. Alors je ferme les paupières et visionne la pellicule proposée. L’image est quelque peu toussotante. L’odeur intacte: cela me revient, dans une secousse verticale, des pieds jusqu’au cortex. Le parfum de grand mère le dimanche lorsque nous allions promener au parc. Jasmin ou peut-être muguet puis une note de tête épicée… patchouli .. Je n’en suis pas certaine… je rouvre les yeux. La main sillonnée de rides serre bien fort la mienne de peur que je ne m’échappe au moment de traverser. 


Je joue avec le soleil qui se réfléchi sur le verre de ma montre. Les restes épars de mon déjeuner s’étalent sur la table. Le soleil filtre au travers des stores. Il fait chaud et la digestion rajoute à la torpeur de l’instant. Dans le couloir quelques pas assourdis. Je profite du silence pour jouer ma composition lumineuse. Les notes dorées sautillent au plafond selon le tempo de mon poignet droit. Il s’agit d’un opéra à la fin tragique. Je suis à la fois compositeur, chef d’orchestre et musicien de cette partition silencieuse. Je me surprends à fredonner un oratorio. Sonne horriblement faux. Je n’ai jamais eu l’oreille musicale.


Où diable ai je pu laisser mon trousseau de clé ? C’est inouï d’être aussi distrait. Je soulève mon blouson de cuir roulé en boule sur le canapé de velours: Rien. Le contenu de mon sac est vidé sans délicatesse à même le plancher. Je m’agenouille. Des tickets de caisse bruissent froissés entre mes paumes. Un tintement qui accompagne un éclat métallique: Porte clef rouge, celui des clefs de mon bureaux. Je me redresse, les genoux craquent, me dirige d’un pas lourd de colère vers le guéridon de l’entrée: toujours pas! L’horloge me nargue : l’heure limite de départ est dépassée. J’entre dans le quart d’heure du retardataire excusable. D’ici une dizaine de minute je ne couperai pas à une excuse. J’enrage, rouge. Un jour j’oublierai ma tête! 


C’est quoi ton problème? Cette phrase lancée en l’air, sur un ton désinvolte tournoie sans fin derrière mon front. C’est idiot, je n’arrive pas à la chasser. Je regrette de ne pas m’être montrée plus alerte tout à l’heure lorsqu’il l’a prononcé du bout des lèvres sans croiser mon regard. Je lui aurais demandé poliment si c’est à moi qu’il s’adressait et m’en serais allée les idées claires. A la place, je me suis contentée de le regarder sortir de la pièce la mâchoire raide et l’œil mou. Il faut reconnaître que je ne m’y attendais pas. Tout s’était passé à merveille et le sentiment du travail accompli me rendait presque un peu euphorique. Pourtant, je suis à milles lieux de penser avoir un problème. Quel problème? J’ai beau décortiquer la scène je n’y trouve aucun problème. Et puis s’il m’a dit ça il doit bien savoir à quel problème faire allusion. Pourquoi ne pas me l’avoir mentionné tout simplement? D’ailleurs est ce bien à moi qu’il s’adressait? Le doute efface toute netteté de mon souvenir. Il faut me forcer à ne plus y penser. Sinon je ne vais jamais réussir à dormir…. Derrière le rideau de la chambre à coucher, la lune m’observe, dubitative.


Que vais je cuisiner pour le dîner ? Je hais cette question. Je m’insupporte lorsque je pose cette question. Pourtant elle vient, innocemment presque tous les soirs. Bien obligé… Il faut bien manger… Passe encore quand je vivais seule… Pouvais sauter un repas… Le fait que je ne suis plus seule… Le fait que les enfants ont faim… Le fait que j’ai désiré ces enfants… Le fait que ma mère posait la même question tous les soirs en rentrant. M’énerve, m’horripile, m’horrifie. Je m’étais jurée qu’à mon tour je ne me la poserai pas. Que je serai une mère accomplie, libérée, délivrée (ah non pas çà !), épanouie et détendue. En réalité je suis fatiguée, vidée, enchainée  et cernée. La vue du frigo vide me donne des envies de prendre mes jambes à mon cou. Jamais je ne ferais cela : je suis une mère responsable…


J’aime cet exercice qui consiste à me réfugier dans les coulisses de mon existence. Abandonner le premier rôle et jouir de quelques instants en dehors de mon propre corps. La première fois (Ce fut alors involontaire-bien qu’une véritable révélation- je devait avoir environ dix ans. Depuis, je me suis entrainée et peux reproduire l’expérience en -quasi- toute circonstance). Je me tiens très droite sur le quai de la gare. Le train ne va pas tarder. La foule est dense. Pourtant je suis seule. J’inspire et mon ventre gonfle, commence doucement à se déplacer  vers l’avant. Le plat des lombes gagne peu à peu l’ombilic puis assez laborieusement se décolle de son enveloppe charnelle. Mes pieds ont tout à fait quitté le sol. De là haut, la scène est étonnante. Mon corps, seul point parfaitement immobile au centre d’un essaim grouillant de points de plus en plus petits. Personne ne se doute que mon corps n’est qu’une coquille vide. Bientôt je me seraissuffisamment élevée pour ne plus le reconnaître

A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.