Partitions Pianos cinq fois

Jour 1 – Partitions. Je me souviens de les avoir, au début, commandées par téléphone. A Paris, à l’adresse d’une librairie musicale dont j’ai oublié le nom. A la longue, la voix masculine qui me répondait, toujours la même, connaissait mon adresse. Je faisais toujours le choix du même éditeur. Page de garde bleue — d’un bleu gris devenant terne à la longue – mais le nom du compositeur écrit en grosses lettres noires, détachées. Cinq lettres qui, elles, ne ternissaient jamais. Le coin inférieur de certaines pages trop longtemps travaillées, tournées à la hâte – jamais je n’ai pu apprendre par cœur les tournes, et, bien qu’interdites, j’en faisais des photocopies, que je finissais par perdre ou bien, volantes, s’inséraient dans d’autres partitions. Parfois je les découpais en bandes et les collais — se sont froissées, sont devenues comme ridées. D’une peau vieillie un peu jaunie et le papier, à cet endroit à pris un toucher très doux, presque de peau humaine.

Jour 2 – Partitions GHV. Je me souviens de les avoir, au début, commandées par téléphone. A Paris, à l’adresse d’une librairie musicale dont j’ai oublié le nom. Je précisais toujours cette édition GHV. J’ignore encore pourquoi et comment je les rencontrais, ne pouvant les feuilleter – je vivais à la campagne à cette époque — A la longue, la voix masculine qui me répondait, toujours la même, connaissait mon adresse. Je faisais toujours le choix du même éditeur. Page de garde bleue — d’un bleu gris devenant terne à la longue – mais le nom du compositeur écrit en grosses lettres noires, détachées, prenant tout l’espace supérieur de la page. Juste en dessous, le titre de l’œuvre en lettres plus petites et légèrement inclinées – italiques. Et le numéro d’opus, écrit encore plus petit, bien au centre, mais avec moins d’espace ménagé entre lui et le titre, qu’entre le nom du compositeur et le titre de l’œuvre. Puis la note urtext au centre de la page, encadrée de deux lignes parallèles. Dans la partie inférieure de la page deux grosses lettres – trois, en fait – des initiales de l’éditeur, et en-dessous, l’initiale du prénom et le nom composé complet. Dans le coin inférieur gauche un numéro encadré. Elles sont très minces, ne prennent aucune place dans la bibliothèque de partitions. Elles sont légères et muettes quand refermées. Les cinq lettres qui, elles, ne ternissaient jamais. Le coin inférieur de certaines pages trop longtemps travaillées, tournées à la hâte – jamais je n’ai pu apprendre par cœur les tournes, et, bien qu’interdites, j’en faisais des photocopies, que je finissais par perdre ou bien, volantes, s’inséraient dans d’autres partitions. Parfois je les découpais en bandes et les collais — se sont froissées, sont devenues comme ridées. D’une peau vieillie un peu jaunie et le papier, à cet endroit à pris un toucher très doux, presque de peau humaine.

Jour 3 – Partitions. Le crayon, la gomme. Tu règles le siège. Tu l’approches, le recule un peu. Comme on se racle la gorge avant de prendre la parole. Je me souviens de les avoir, au début, commandées par téléphone. A Paris, à l’adresse d’une librairie musicale dont j’ai oublié le nom. Aujourd’hui. Je l’ai oublié. Tu soulèves le cylindre. A la longue, la voix masculine qui me répondait, toujours la même, connaissait mon adresse. Je faisais toujours le choix du même éditeur. Page de garde bleue — d’un bleu gris devenant terne à la longue – mais le nom du compositeur écrit en grosses lettres noires, détachées. Cinq lettres qui, elles, ne ternissaient jamais. Le coin inférieur de certaines pages trop longtemps travaillées, tournées à la hâte – jamais je n’ai pu apprendre par cœur les tournes, et, bien qu’interdites, j’en faisais des photocopies, que je finissais par perdre ou bien, volantes, s’inséraient dans d’autres partitions. Parfois je les découpais en bandes et les collais — se sont froissées, sont devenues comme ridées. Avance, tu avances un peu le buste. Tu roules d’une hanche à l’autre. D’une peau vieillie un peu jaunie et le papier, à cet endroit a pris un toucher très doux, presque de peau humaine. Partitions GHV. La première phrase s’épuise au bout de trois mesures. Il faut la suspendre mais sans la lâcher. C’est fini. Mais non. Le son doit fuir par le poignet mais ça recommence. Tu écoutes les trois octaves de Do-Sib-La. Ca réveille la douleur à gauche, juste au–dessus de l’ischion. Respire. L’épaule gauche est trop basse ou trop haute. Tu corriges. Je me souviens de les avoir, au début, commandées par téléphone. A Paris, à l’adresse d’une librairie musicale dont j’ai oublié le nom. Je précisais toujours cette édition GHV. J’ignore encore pourquoi et comment je les rencontrais, ne pouvant les feuilleter – je vivais à la campagne à cette époque — A la longue, la voix masculine qui me répondait, toujours la même, connaissait mon adresse. Je faisais toujours le choix du même éditeur. Explore les sensations dans ton dos. Ca tire, ça relâche. Page de garde bleue — d’un bleu gris devenant terne à la longue – mais le nom du compositeur écrit en grosses lettres noires, détachées, prenant tout l’espace supérieur de la page de garde. Juste en dessous, le titre de l’œuvre en lettres plus petites et légèrement inclinées – italiques. Tu as mal au cœur le matin. Les toits se mettent à vibrer. Briller. Le soleil sur ta droite. Et le numéro d’opus, écrit encore plus petit, bien au centre, mais avec moins d’espace ménagé entre lui et le titre, qu’entre le nom du compositeur et le titre de l’œuvre. Puis la note urtext au centre de la page, encadrée de deux lignes parallèles. Dans la partie inférieure de la page deux grosses lettres – trois, en fait – des initiales de l’éditeur, et en-dessous, l’initiale du prénom et le nom composé complet. Dans le coin inférieur gauche un numéro encadré. Elles sont très minces, ne prennent aucune place dans la bibliothèque de partitions. Elles sont légères et muettes quand refermées. Tu essuies les touches. Du grave vers l’aigu. Ca rebondit sur les touches noires qui s’accrochent en saillie. Ca embrouille quelque chose dans l’air de la pièce. Tu attends que ça se taise. Les Cinq lettres B.R.A.H.M.S. qui, elles, ne ternissaient jamais. Le coin inférieur de certaines pages trop longtemps travaillées, tournées à la hâte – jamais je n’ai pu apprendre par cœur les tournes, et, bien qu’interdites, j’en faisais des photocopies, que je finissais par perdre ou bien, volantes, s’inséraient dans d’autres partitions. Parfois je les découpais en bandes et les collais — se sont froissées, sont devenues comme ridées. D’une peau vieillie un peu jaunie et le papier, à cet endroit à pris un toucher très doux, presque de peau humaine. Après, lentement Brahms. Sans tituber dans la polyphonie, sans crisper ton pouce gauche qui refuse de plus en plus les écarts. Une usure y est entrée, infiltrée dans l’articulation. Sans aplatir les octaves. Question. Caresse des doigts à l’oreille. Tu viens de l’entendre. Précisément. Aujourd’hui. C’est aujourd’hui que ça s’est passé. Avant, tu t’accrochais, tu t’emmêlais dans les croches de la main gauche que tu charriais jusqu’au bout, oubliant d’écouter la droite. Aujourd’hui, miraculeux Dimanche pluvieux.

Jour 4 – Partitions. Descend le La-Sol-Fa. Je me souviens de les avoir, au début tu les interroges d’un bleu gris devenant terne à la longue. Tu finis par laisser tomber la main gauche et tu te rejoues le Do-Sib-La. A la longue, la voix masculine ne voulait pas descendre, trainait encore sur le Sib . Tu les compares. La voix connaissait mon adresse mais jamais je n’ai pu apprendre par cœur les tournes, bien qu’interdites, je faisais toujours le choix du même éditeur avec le La-Sol-Fa. Le Do. Parfois je les découpais en bandes et les collais. Se sont froissées, sont devenues comme ridées légères et muettes quand refermées. Tu essuies les touches. Du grave vers l’aigu. Ca rebondit. Perdues ou bien, volantes, s’inséraient dans d’autres. Sib fait résonner en toi le mot POR-CE-LAI-NE, c’est doux, moelleux dans l’oreille, caresse. Tu viens de l’entendre. Le mot de peau vieillie un peu jaunie, une usure y est entrée à cet endroit a pris un toucher très doux, presque, tu penses à du lait chaud. Juste tiède. A l’odeur de l’ours en peluche. Au velours de l’oreille du chien. Charrier jusqu’au bout.

Jour 5 – Partitions. Un mot en blanc et noir. Tu viens de l’entendre. Un toucher très doux presque de peau. Une respiration caresse. Tout mord sur la page. Crayon, stylo, feutres de couleurs et l’augmente de mon moi de jeu. Profonde avant que quelque chose ne commence. Jamais je n’ai pu apprendre par cœur un paysage. Toujours le choix du même éditeur. C’est différent dans les notes les plus aigues. Pourtant, on n’y va pas plus souvent. Mais il n’y a pas de touche noire entre le Si et le tout dernier Do. Deux touches blanches cote-à-cote. Un ton tout entier et dernier. La poussière s’y loge toujours au fond des touches blanches, entre les noires, là au fond, c’est gris. On distingue en dessous, les trainées blanches de la résine des touches. La voix connaissait mon adresse. Par cœur mon adresse. Mais, quand même, cette première note, tu ne l’avais jamais utilisée avant. Avant l’Intermezzo de Brahms. Il faut aller la chercher. La cueillir. Et tu te cognes souvent au montant, au meuble. Au début tu les interroges. Parfois je les découpais. Tu vas la chercher trop loin, vers quelque chose qui n’est plus que du bois. Tu te blesses parfois le dos osseux de la main, tellement tu précipites le geste, dans un angle qui ne sert à rien dans le jeu, dans un geste qui déborde, qui tombe. Un accident. Tu les regardes. Tu respires. Tu sens la colère, quelque chose qui refuse, qui est bleu, qui est dense et pousse là, juste derrière ton front, avec un léger brouillard comme une taie sur l’œil, en même temps qu’au fond de ta gorge une balle amère trop ronde que tu essaies de repousser en déglutissant.

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !

12 commentaires à propos de “Partitions Pianos cinq fois”

  1. ben ! il manque le jour 4, non ? en tout cas, beaucoup de plaisir à lire le jour 3.
    Est posée la question de l »‘objet fini », et plein d’autres questions avec sur les choix de « style » de ce que je garde, ce que je laisse

  2. Oh là là, quel texte ! Hypnotique, ce portrait en mouvements, en sensations qui apparaît en transparence de ce doux papier de partitions. Les notes et mots s’entremêlent en une danse d’émotions à faire corps avec le narrateur, à ressentir avec lui. Je suis émue. Merci.

  3. C’est vraiment bien cette partition qui est sévère à travailler, qui est de la matière qui s’use mais pas les lettres du compositeur, qui finalement laissé s’exprimer votre main gauche pour apporter toute la profondeur au texte. Très réussi.

  4. Très beau texte je ne sais que rajouter à ce qui a été dit. la partition plus corporelle que les personnes, cette avancée en spirale… « 5 fois sur le métier » prend ici tout son sens.

  5. J’ai tellement aimé le Jour #4 ( plein de cette fantaisie de buveuse exceptionnelle de Vittel Fraise ) que j’ai eu peur de lire le #5. J’aurais eu tort de me priver. Tout ce qui se raconte derrière les dernières lignes… Ça pourrait finir par mettre drôlement mal à l’aise, si l’envie t’en prenait ( la lectrice de romans noirs a encore parlé ! )

    • Emmanuelle, ça m’intrigue tes romans noirs au milieu des partitions de Brahms…
      La buveuse de Perrier-citron