#photofictions #01 | Bandes de sable

© L. Humbel, entre Nouakchott et Rosso, 2022

Bandes horizontales au format paysage. Sable, sable, sable, sable, dune où sont piqués des arbres rachitiques, ciel. Le grain du sable est grossier au bord de l’image, puis semé d’accrocs blancs qui sont cailloux et coquillages, rugosité pour la plante des pieds, et une tong en cuir est abandonnée là, à côté d’une canette écrasée et d’un autre déchet non identifié. Puis le sable reprend sa couleur beige avant de devenir orangeâtre au lointain, et là il semble doux, soyeux entre les doigts qui ne peuvent l’atteindre. Un seul arbre détache du fond de l’horizon un tronc noir et oblique, hérissé de départs de branches, et une ramure décentrée, ébouriffée. Son ombre minime fait une tache incongrue au sol. Les autres arbres restent à ras, tassés sur le fond de la bande de terre ocre, ils forment de rares taches contorsionnées par le vent, résistant aux éléments. Le ciel s’arrache à la poussière pour s’étaler en bleu, mais la végétation n’a même pas la force d’atteindre la couleur verte. Elle reste dans le gris, au milieu de l’horizontalité des beiges en camaïeu qui occupent l’image. Le paysage est plat, mais sur la photo les bandes de sable se superposent de bas en haut, empilées à la verticale, comme une stratigraphie visuelle.

Le minibus est venu nous chercher tôt ce matin à l’hôtel. Nous prenons la route. Pas besoin de dire laquelle, il n’y en a qu’une de Nouakchott à Rosso, ligne presque droite du Nord au Sud, à quelques kilomètres de la côte. Si on n’avait jamais regardé de carte, on n’imaginerait pas, derrière la dune basse qui ferme l’horizon, avec ses quelques arbres perchés, tout rabougris, on n’imaginerait pas l’océan immense. Je n’y pense d’ailleurs pas, toute absorbée par le mélange d’étonnement et d’évidence qui ne me quitte pas depuis trois jours que je suis arrivée en Mauritanie. Je suis là. Il y a un mois, j’étais à mille lieues d’envisager ce voyage, et quand j’ai reçu l’invitation au colloque du « G5 Sahel contre l’esclavage », j’ai d’abord cru qu’elle était destinée à une autre membre de l’association. La route est goudronnée, peu fréquentée en ce vendredi matin. Est-ce différent les autres jours ? Je ne sais rien de ce pays, sauf l’amitié qui me lie à quelques personnes ici, et leur courage immense, et leur combat pour les droits de l’homme. Régulièrement, des barrages militaires sont installés. Ils nous laissent passer, mais l’on doit ralentir et j’en profite pour prendre quelques clichés du paysage avec mon portable de mauvaise qualité. Nous sommes en convoi. Biram Dah Abeid et sa femme Leïla Ahmed Khalifa, sont dans le quatre-quatre devant, avec les jeunes militants d’IRA qui leurs servent d’escorte. L’acronyme signifie Initiative pour la Résurgence d’un mouvement Abolitionniste. Il y a trois mois encore, ce mouvement n’avait pas de reconnaissance légale, bien que Biram soit député du parlement mauritanien depuis quelques années. Plus tard dans la journée, son bras droit Hamady Lehbouss, qui voyage avec nous dans le minibus, nous fera remarquer qu’on ne voit aucun policier. Ils sont pourtant là pour nous surveiller, mais ils ont reçu pour consigne de se faire discrets. Le pouvoir envoie des signes d’apaisement. Avec la reconnaissance officielle d’IRA le 31 décembre, avec l’organisation de ce congrès à Nouakchott, Mohamed Cheikh Ghazouani, président de la République islamique de Mauritanie, procède à un virage important. L’heure n’est plus à l’emprisonnement, à la torture, à l’intimidation des militants, mais à l’ouverture. Nous savons tous pourtant que rien n’est gagné. La lutte contre l’esclavage devra continuer. Je vois encore un chameau sur le bord de la route, mais nous roulons et la photo est floue. Je suis en Mauritanie. Je vois un chameau. C’est normal.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

7 commentaires à propos de “#photofictions #01 | Bandes de sable”

  1. Bonjour Laure
    Belle description de la photo et très intéressants « alentours ».
    Merci beaucoup !

  2. Bonjour Laure,
    tu nous plonges dans ce paysage de sable et de faux vide puis dans l’intensité de la raison de le regarder, et finalement dans la tentative de le voir, très chouette chemin…de lecture,

  3. je me suis laissée entraînée dans le sable granuleux et jaune doré de Mauritanie, je l’ai senti sous les pieds
    océan immense avec arbres rabougris
    aimé ton voyage en parallèle comme un arrière plan

  4. Quels contrastes ! Autant entre le ciel et le sable, et le mince tapis noir de la végétation qu’entre la photo et les histoires imbriquées, du voyage personnel, des relations de pouvoir. — Qui pour dire ces strates ? — Merci.