#photofictions #03 | Ça veut bien dire ce que ça veut dire

Photo floue, ratée. Un hangar, un garage sans voiture, vidé pour les quinze ans du petit. Une maison de banlieue, des parpaings, des posters de travers, A-ha, Scorpions, Still loving you. Il fait sombre. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de lumière – ambiance tamisée – c’est qu’on n’a pas mis le flash. Des jeunes. Contre le mur, des chaises en bois ou en fer avec simili cuir. Un couple assis enlacé. Un garçon traverse la pièce. Il porte un tee-shirt blanc, trop grand. Des corps lointains, tournés, affalés. Une photo floue et ratée, collée dans un album bien gardé. 

Elle s’accroche, faudrait pas qu’elle s’accroche, faudrait que je lui dise t’es mignonne mais tu m’étouffes, que je me détache – c’est comme ça depuis qu’on a croisé le regard, agrippés l’un à l’autre, j’avance, elle fait un pas, je m’assois, elle s’assoit, même pas à côté mais sur moi, alors je mets mes bras et on est comme une espèce de grosse bête prête à exploser de ne plus respirer – je ne peux pas bouger sinon elle boude, si je lui dis attends je reviens et que je me lève pour aller boire un truc ou discuter avec un autre, ou une autre, encore pire, je te dis pas la tronche. Il y en a toujours un pour dire vous êtes trop beaux, tiens je fais une photo, mais moi des fois j’en ai marre, et je détourne le regard et c’est triste les jours d’après, parce que la vérité, c’est que je l’ai aimée, comme dans les films et les chansons, depuis la première fois le jour de la rentrée et encore plus les jours d’après, quand il faut s’approcher, alors j’ai envoyé un petit papier pour lui dire tu vois ce que je veux dire et puis ça a un peu tergiversé – timidité, tout ça, ce truc de pas oser – et puis le mois d’après c’était plié, à la fête chez Olivier, quand je suis arrivé, les autres ont dit c’est pour aujourd’hui ou pour demain, alors j’ai dit c’est pour aujourd’hui, et elle, elle savait plus où se foutre, même qu’il y avait de la raclette et qu’elle a pas pu avaler une bouchée, gorge nouée, et après ils ont mis des slows et des boules à facettes, voilà comment ça a commencé dans les lumières dorées. Maintenant c’est bientôt fini, suffit de regarder le béton et l’ennui. C’est pas de ma faute aussi. On avait dit on se quittera jamais sinon je mourirai, comme ça, pour rigoler, n’empêche que c’est pas drôle, parce qu’elle a pas fini de pleurer. Premier amour, moi j’ai rien inventé, ça veut bien dire ce que ça veut dire, ça veut bien dire que c’est pas le seul, et pas l’unique, ça veut bien dire qu’il y a une vie après, sinon on dirait pas comme ça, on dirait autrement, on dirait seul amour ou amour tout court, on dirait premier amour pour toujours ou premier et dernier amour, mais ce serait trop long. Premier amour, la fin est dans le mot, l’échec est dans le titre, comme c’est cynique : ça veut bien dire qu’il y en aura un autre après, et même plus si ça se trouve, qu’il y en aura d’autres après, c’est pour ça qu’il faut se détacher. 

A propos de Claire Le Goff

Pratique théâtrale, mise en scène et écriture à Bastia, Compagnie Ghjuvanetta. Enseignement du français langue étrangère. Quelques publications : Mademoiselle Grelon (La Scène aux ados, Promotion théâtre, éditions Lansman, 2015), Des Miettes (recueil de nouvelles La Peau des autres, éditions La Passe du vent, 2015), Café de la Porte Dorée (recueil de nouvelles, concours Musanostra 2018), Contre le mur de pierre, Et sa désolation (recueil à venir, Musanostra 2020). Blog d'écriture en cours, Confiture d'épinards. Heureuse d'être parmi vous !

8 commentaires à propos de “#photofictions #03 | Ça veut bien dire ce que ça veut dire”

  1. La fin de ton histoire (d’amour) est si belle que ça vaut le coup qu’elle finisse mal (en général). Merci.

  2. La plupart des photos d’adolescence sont floues ratées, c’est ce qui fait leur charme. Le souvenir c’est ce qui fait celui du premier amour aussi. Et oui, si premier c’est que autres histoires amoureuses à vivre. Joli texte, merci