#photofictions #04 | Avedon | figures sur fond noir ou blanc

Pas de protocole sinon drap tendu changeant de matière et de couleur devant lequel sont venus s’installer quelques figures parmi celles qui occupent ma mémoire, ayant existé ou non. Leurs traits sont étonnamment précis, si précis que maintenant je suis sûre que ces gens-là ont existé, que leurs visages sont immortels. 

si fine elle douze treize ans épaules bras poignets mains croisées par devant le tee-shirt court dévoilant le nombril qu’on découvre avec précision grâce au remonté du tissu dérangé par les mains jointes et tendues vers le bas dans une supplication discrète et yeux baissés si bien qu’on n’en voit pas la couleur seulement la peau bombée des paupières aux longs cils sombres et cheveux en bataille effleurant les seins naissants

non j’veux pas — non pas envie laisse-moi tranquille j’te dis — non pas envie de chanter danser jouer un morceau de musique pour distraire les invités, j’suis pas une poupée qu’on habille et déshabille — mais qu’est-ce que ça peut bien te faire à toi ? mais arrête de crier je te déteste je te déteste — non j’veux pas être une petite fille modèle — laisse-moi j’veux pas être une star ou une actrice de cinéma, arrête j’te dis j’veux juste qu’on me laisse tranquille, qu’on me laisse mes rêves à moi


une trentaine peut-être moins visage impassible longue plume d’aigle en travers du front peau tannée cheveux longs tressés yeux d’acier fixant loin oui bien plus loin qu’il est possible et si intense qu’il brûle celui qui le photographie tandis qu’il s’efforce de maintenir son corps immobile on ne voit pas les mains épaules légèrement de travers cou puissant et bosse d’Adam paraissant dans l’échancrure de la veste en peau frangée sur le haut des manches et plastron vert turquoise aux motifs géométriques paré de colliers en cuir et perles genre de parure annonçant son identité et précisant son clan toujours le regard-lumière qui transpire de sa peau insoutenable

Depuis combien de temps sommes-nous là installés sur ce territoire, nous les hommes rouges, vivant de ce paysage aspirant sa beauté se nourrissant de ses richesses, depuis combien de temps respirons-nous l’air de ces plaines bordées de montagnes où courent le vent et les grands animaux. Nous ne possédons rien sinon la fraîcheur des ruisseaux, sinon la générosité et la magnificence du ciel. Je suis né en 1840. J’ai entendu les mots de notre grand chef devant le gouverneur conquérant et j’ai compris ce jour-là j’ai compris qu’un sang très ancien coulait en moi. La colère qui occupait mon cœur et l’intérieur de mon crâne s’est calmée au profit d’une immense fierté qui me fait conserver le torse droit. Plus que jamais je chéris tout ce qui fait ma vie alors que s’élève le chant de mon peuple rempli de la voix des arbres et des bêtes comme une seule et unique musique.


venue se poser là toute simple avec sa coiffe de tous les jours visage solaire robe et sarrau dégageant un cou large et blanc poitrine forte moulée dans le tissu noir égayé de petits motifs plus clairs toute simple dans sa tenue sombre entre champs et jardins pas encore eu d’enfant mais celui qu’elle aura l’entraînera dans les limbes elle n’est pas allée à l’école ou si peu elle espère regarde droit devant elle interroge de ses yeux légèrement plissés et noirs comme la robe

un peu tard pour me marier à bientôt trente ans mais c’est avec un bon bougre et not’ vie s’ra pas pire que celle des autres, on fait avec c’qu’on a, on trime, la terre est basse mais on y arrive, et il faut que je vous dise que j’ai comme un malaise ces temps-ci, peut’être bien que j’ai un p’tit dans le ventre, ça pourra nous aider plus tard, du coup j’ai commencé à attendre sans montrer ma faiblesse, ça va grossir doucement dans la robe, un p’tit bonhomme qui va naître en hiver, on va voir c’que ça va faire, on va voir ça la vie qui court là où on n’sait pas, dame non on ne sait pas

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

17 commentaires à propos de “#photofictions #04 | Avedon | figures sur fond noir ou blanc”

  1. Bonjour Françoise
    Voilà une belle série de portraits mélangeant les époques ! Les monologues intérieurs sont impeccables, je me suis régalé.
    Merci à toi !

  2. C’est très réussi, il y a un mélange de solennité (sans doute dû au protocole) et de simplicité (les monologues intérieurs) qui est très beau.

    • comment répondre à la sollicitation ? quelle forme adoptée ? ça s’invente avec les images qui affleurent à notre cerveau, celles dont parlait Helena au zoom de lundi et qu’elle disait avoir du mal à chasser
      cette fois j’ai essayé de les accueillir et de faire quelque chose avec elle, même si sensation de disparité au commencement
      merci Muriel, tu me rassures…

  3. Tout à fait d’accord avec Muriel. Qu’ils sont beaux ces monologues qui mettent en relief l’intériorité des personnages, les singularisent et les dignifient ! Vont-ils s’inscrire dans un projet plus vaste, ou s’y inscrivent-ils déjà ? Merci, Fançoise ! C’est très beau !

    • je parlais de toi dans le commentaire précédent…
      oui, tu as raison, tout a la potentialité de devenir projet, chantier… j’en ai déjà plusieurs et en ce moment j’ai du mal à avancer
      en tout cas je vais essayer d’enrichir la série avec d’autres personnages qui se sont présentés à moi et que je n’ai pas encore eu le temps de saisir
      merci pour ta présence…

    • faire avec le matériau n’est ce pas ? trouver le moyen de…
      toutes ces vies « minuscules » qui doivent trouver une issue, ça me touche
      merci pour si bel écho, chère Marie

  4. Avec ces trois portraits s’instaurent trois pistes et attente de la suite.
    plongée dans le vif tout de suite

  5. je voulais ajouter quelques portraits et travailler les illustrations, hélas je n’en ai pas eu le temps jusqu’à maintenant…
    mais voilà que tu me titilles, que tu réveilles mon désir à poursuivre et me pousses… vers l’avant à « plonger dans le vif »…
    merci pour ton regard

  6. (pardon, j’ai cliqué sans le vouloir, je disais donc…) J’aime la forme que tu prends pour faire ces portraits. Peu de souffle dans la lecture comme une immersion sans respirer et les images qui nous envahissent. Merci.

  7. Tu m’embarques vite, tes « draps blancs » font surgir la situation – vraiment pas besoin de photo visuelle – je plonge dans les monologues à la rencontre de ces personnes. Que vont-ils devenir ?

    • merci d’apporter ton regard sur mes portraits imaginaires
      et tu soulignes l’envie d’en savoir plus…
      il faudrait poursuivre
      je pourrais imagier un texte qui s’organiserait avec les trois descriptifs et les trois voix en alternance

  8. Beau dispositif présenté d’entrée de jeu et du coup la présentation en est encore plus intéressante. Quelle diversité aussi bien dans le choix des personnages que dans leur façon de parler et de présenter ce qu’ils se disent. Mais j’aime aussi ta façon de décrire toujours si belle dans les textes premiers. Merci, Françoise.

    • j’entends bien ce que tu dis là…
      tout est dans la « façon », on le sait bien, le contenu étant là toujours fragile et surgissant des limbes ou des entrailles afin de créer une forme
      merci Anne pour ta présence

  9. Bonjour Françoise,

    Je me sens proche de tes femmes, elles sont bagareuses, et veulent vivre contre les carcans, la photo versus le texte renforce leur désir de s’échapper.

    • portraits dérobés à l’inconscient, rien de très construit…
      et je ne voulais pas qu’il n’y ait que des femmes ! et je voulais en écrire d’autres, mais les jours passent….