#photofictions #06 | Pour l’artiste, cinq photos en noir et gris.

Tout est GRIS aujourd’hui GRIS le sable GRIS la mer GRIS  le ciel GRIS le sol de la promenade GRIS la peau du pied sur le cliché. C’est la photo un. Pas un chat. Non, pas à cause de l’heure matinale ou de l’été achevé. À cause de lui, le GRIS. Ici on le boude. On veut pour chaque jour des clichés vifs brillants, du jaune, du bleu, du rose, que ça pète, que le sable scintille. Terne ici, le GRIS, de n’être pas apprécié à sa juste valeur. Comme lui peut-être. À peine s’il tranche sur le sable. Chez lui tout est noir. Qui le sait ça, que le corbeau est très intelligent ? Sans cadrer, à l’aveugle, je le prends en photo. C’est la deux ! Il s’envole. Mon bras levé suit son mouvement. Le doigt de la main gauche clique. J’ignore s’il est sur la photo numéro trois. Il a quelque chose dans le bec. Je ne distingue pas ce que c’est, mais ça tombe. Sur le sable. L’oiseau fait une sorte de surplace assez disgracieux au-dessus. Il est face au vent, le dos courbé, la tête et le bec pointés vers le bas. Il scrute. Il descend dans un piqué lent et assez moche, qui est efficace. Je tends le téléphone, je clique au hasard, photo numéro quatre. Sans se poser, il reprend dans son bec ce qui lui a échappé, déploie plus large les ailles  et remonte. C’est la photo cinq. Il y aura le sable, la mer et le ciel, parce qu’il n’est pas encore en plus ciel, juste au décollage. Si j’ai eu de la chance. Face au vent qui est assez fort ce matin, il bat des ailes.  Peu de temps. Sa prise tombe à nouveau. Il faudrait la photo en gros plan de l’objet sur le sable ou mieux encore en chute libre. Ce serait l’idéal. Qu’on sache au moins de quoi il s’agit. Pourquoi si c’est comestible, il ne l’avale pas. Tout un film déjà en tournage dans la tête. Mais on n’en est pas là, juste ici à cliquer. Et on ne s’approchera pas. La photo six manquera. Les suivantes, on les a déjà dans Galerie. Le corbeau qui repère sa proie, la reprend dans son bec, vole face au vent et la lâche. Un  déroulé répété dans une régularité désespérante à contempler. L’objet tombe ! Il me vient l’idée bête de comment l’aider…

Est-ce métaphore de l’écriture ? De toute activité artistique ? Ce texte qui n’existait pas. Rien ne venait à l’esprit. Puis une vague idée a germé, de ce que j’avais regardé deux jours plus tôt, ce spectacle aussi inouï qu’inattendu, l’obsession du corbeau, sa volonté… face à ce que chacun des présents face à la mer ce matin-là pouvait constater : à quel point il y avait peu de chance qu’il aboutisse à quelque chose, le manège en boucle du corbeau, mais ça n’entamait en rien la velléité de continuer et sans doute étais-je plus affectée les efforts déployés par l’oiseau que lui-même pris dans son ambitieux projet. Rien encore du texte n’apparaissait. Il avait fallu y croire fort, juste ça, y croire fort et accepter l’effort. Perdre de vue l’aboutissement.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces. https://annedejardin.com. Né ici à partir de l'atelier de François, Photographies. Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Sur Youtube : https://www.youtube.com/channel/UC71EVLVR9RIVzTojzdI8yfg

11 commentaires à propos de “#photofictions #06 | Pour l’artiste, cinq photos en noir et gris.”

  1. Merci Anne Dejardin pour « ce texte qui n’existait pas ». Nous ne serons jamais assez attentifs à l’intelligence des personnes non humaines.

  2. oui cette ténacité à aller recommencer récidiver jusqu’à ce que ça cède, cet entêtement… étrange développement dans cette contrainte Moriyama mais l’élan du bras, l’incertitude de l’image, l’extrême vigilance de l’oiseau
    quelque chose de très beau là-dedans…

    • Tes commentaires si beaux en prolongement de ce qu’on a écrit et c’est comme une récompense. Une autre vision toujours. Comme un résumé qui extrait et dévoile l’essence du truc. Merci, Françoise. Fort.

  3. (à mon avis, c’était un bout de camembert) (l’entêtement de ces bestioles n’a d’égal que le nôtre – d’ailleurs plus ça va plus il y en a (es corbeaux, je veux dire) : ainsi que des perruches, vertes, qui criaillent – oui, enfin je ne suis pas certain qu’on les ait affublées de ce verbe) (mais métaphore de l’écriture, je dis oui – et de l’art, en général ?) (merci à toi)

    • De la peinture aussi, non ? Merci, Piero, de passer, de commenter, de ramener les choses à leur vraie valeur, que bouffait ce foutu corbeau en fait ? Mais bien sûr du camembert, et non, ce n’était pas la bague de la Castafiore…

  4. Bonjour Anne
    Belle danse photographique sur la plage avec ce corbeau. Pour attraper ses efforts. Pour fixer sa lutte. Shooting au hasard. Dans le mouvement. Merci beaucoup !

    • Shooting au hasard, c’est si bien trouvé. Dans mon cas, peu de chances qu’il figure sur le cliché… Sauf à l’écrire. 🙂 Merci de l’inspiration donnée et de ton retour poétique qui résume en mieux l’intention de départ. Merci, Fil.

  5. J’adhère à cette métaphore de l’écriture et plus loin, de la création, de tout ce qu’on peut mettre de ténacité dans ce qu’on entreprend (is grey the new black ?)

    • J’étais d’accord avec toi, Perle, mais Piero semble se demander si elle fonctionne pour tous les arts. j’avoue qu’en dehors de l’écriture, je pensais surtout à la peinture où cela me semblait fonctionner. Mais je ne suis pas peintre… Merci de ton retour qui offre prolongation « Is grey the new black ? »

  6. « la régularité désespérante  » et « perdre de vue l’aboutissement » ça me plait bien. Et le texte aussi.Merci Anne