Photos sans cadre

Ils sont deux sur la photo en noir et blanc, un petit garçon et une petite fille d’environ deux ans, assis à l’ombre, par terre, sur un immense tapis qui est en fait un carré de papier d’emballage, où sont éparpillés des jouets, une cuisinière en miniature avec deux petites casseroles dessus, un chariot, peut-être en bois, des pantins. La petite fille tient par la main une poupée qui est assise juste à côté d’elle, le garçon a entre ses doigts ce qui semble être un gâteau ou un morceau de pain. Derrière lui, une chaise pour enfants, au fond tressé. Leur corps est couvert d’auréoles de lumière, qui jonchent aussi le sol et parsèment le seuil de la maison obscure. Figés dans leurs gestes, la bouche légèrement entrouverte, ils ont l’air d’être de la même espèce que les objets qui les entourent mais démesurément grands pour le monde où ils ont atterri et qu’ils ne regardent pas. Sur le dos de la photo un texte adressé aux grands-parents, un lieu et une date : 23.11.65.

C’est une photo en noir et blanc, prise à la campagne, cela doit être une fin d’après-midi d’été, car la petite fille, environ deux ans, porte une robe sans manches et on ne va pas chercher de l’eau sous le soleil de midi.  Elle est debout, sur une espèce de saillie rectangulaire taillée dans la pierre, près d’un puits, entre deux amphores en terre cuite aux couvercles de liège ; elle ne regarde pas l’objectif, mais quelque chose ou quelqu’un à sa droite. Elle tient contre son corps une amphore blanche en miniature, l’annuaire de la main gauche en empoigne l’anse. Un demi sourire espiègle sur ses lèvres, comme si elle disait, moi aussi, je vais pouvoir porter de l’eau, comme une grande. Les cheveux courts, les joues rondes. Sur le devant de la robe, une poche béante prête à accueillir des trésors ou une main timide.

Ce sont deux photos prises à quelques années de distance, l’une en noir et blanc, l’autre en couleur. Sur la première, la petite fille des photos précédentes à légèrement grandi, elle a peut-être trois ou quatre ans, mais les mêmes cheveux courts, les mêmes joues rebondies, le soleil la frappe directement au visage et elle plisse un peu le yeux, sur ses lèvres un sourire forcé, de qui n’a pas envie de rester là trop longtemps. Elle est accroupie, accrochant la barre latérale d’une voiture d’enfant occupée par un bébé vêtu de clair. Exactement dans la même position mais de l’autre côté du véhicule, une femme jeune, cheveux noirs coupés court, a elle aussi les deux mains sur la poussette. Tous les trois regardent dans la direction de celui ou celle qui prend la photo. Sur l’image en couleur les deux mêmes personnages quelques années plus tard, femme et enfant, assises toutes deux sur un muret de pierre gris d’humidité. Derrière elles, des plantes, des feuilles d’arbres, des glaïeuls roses et oranges. Elles ont toutes deux les mains posées sur le rebord du mur, toutes deux sourient, portent chacune une longue chaine avec un pendentif au bout, une jupe et un pull, bleus pour la petite, couleur saumon pour la plus grande. Toutes deux regardent dans la même direction et sourient. Même symétrie de gestes sur les deux photos, même regard, deux personnes décalquées l’une sur l’autre à échelles différentes, comme si la photographie avait dans un excès de zèle pris sa tache un peu trop au sérieux.  Au dos de la photo, un message adressé au mari, un lieu et une date : 7.7.71.  

Codicille : Les descriptions n’étant pas mon fort, j’ai trouvé cet exercice particulièrement difficile. Je me suis tenue aux détails qui m’ont le plus intéressée quand j’ai pris ces photos dans la boîte où elles se trouvaient. Quand je regarde certaines photographies, je me demande toujours à quoi pensaient les photographiés au moment d’être pour toujours emprisonnés dans une image. J’essaie de le deviner à travers des gestes ou des regards qui leur auraient échappé. Dans de cas présent, me demander à moi-même ce à quoi je pensais est assez troublant.

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

2 commentaires à propos de “Photos sans cadre”

    • Oh, merci pour ce mot « tendresse » ! Je découvre à travers vous que c’est exactement cela !