François Bon | histoire de mes librairies

faire le point de sa propre histoire de lecteur pour appréhender la mutation en cours


Note du 31/03/2024
Dans le nouveau cycle Recherches sur la nouvelle, on prend de le titre de cet article de 2008 pour en faire le thème de la deuxième proposition, voir vidéo ici, avec appui sur le livre en 2 (brefs) tomes de Vincent Puente, Le corps des libraires.

Note du 12/04/2014
À reprendre ce texte à nouveau, 4 ans après écriture, 2 ans après révision, comment ne pas se dire que pas grand-chose a surgi depuis pour infléchir ou rebondir ? Raréfaction des achats : non parce que c’est cher (ça l’est), non parce que notre bibliothèque serait complète (beaucoup de mes achats, au Livre à Tours, sont des livres que je rachète), mais parce que ce qui s’invente passe plus par ici, les blogs, qu’au travers des filtres de l’édition marchande. Et, dans nos propres usages du lire/écrire, le meilleur vient de l’écran. Un texte qui concerne presque alors plus l’autobiographie que la réflexion sur le métier, et c’est la raison du changement de rubrique. À rapprocher aussi de la série en cours Histoire de mes livres.

Ci-dessus une image prise à Madison, Wisconsin, la dernière belle librairie découverte.
Etrange de relire ce texte à 2 ans de distance on mesure la différence des usages. Dans notre univers principal de lecture, le web a une place solidifiée, et ça semble irréversible. Les 80 000 documents de Gallica, lus sur l’iPad, désormais ce n’est plus renoncer au confort du livre si on privilégie son accès réseau. L’enjeu est clairement formulé aussi pour les libraires : c’est aussi dans le numérique qu’ils doivent reconstruire leur rôle de conseil et prescripteur. Venir à la librairie, c’était entrer symboliquement dans le lieu physique de la tribu, on parlait, on feuilletait –- le web partage aussi ce rôle, et intervient aussi dans la recommandation.

Une archéologue pour soi : ma propre histoire des librairies, de l’enfance à aujourd’hui. Deux ans plus tard, et encore plus avec l’iPad, la lecture numérique prend une évidence, et même un confort (sans parler des fonctions) qui vont au-delà du livre papier. Le Littré, dont je raconte ici l’achat en 1980, je l’ai directement et intégralement via les menus de mon ordinateur.

Note du 30/12/2008 :
Une histoire de la libraire, par la somme des usages qu’on en a eu chacun ?

Recomposition éditoriale, ça veut dire déplacement de la totalité de ce qu’on appelait autrefois chaîne du livre : pour les auteurs, finalement, c’est comme si tout cela était de plus en plus loin de nous – lesquels, pour vivre de leurs livres ? On estime à 1700 en tout, sur les 7000 répertoriés à l’Agessa (sont affiliés au régime général de la sécurité sociale via l’Agessa, c’est mon cas, ceux dont 50% au moins des ressources consistent en droits d’auteurs). L’accès à la publication se fait sur des critères qui, en quelques années, se sont complètement transformés : présence moyenne d’un livre en librairie 6 semaines. Alors que se prépare la charrette des mises en vente janvier, combien étions-nous, fin octobre, à survivre parmi les 660 mises en place de septembre ? Merci à celles et ceux qui me l’ont permis pour mon Led Zep, et le site y aura peut-être aidé...

Pas de raison que ça s’arrange cette année. Les modes anciens de régulation, bibliothèques notamment, sont devenus marginaux, ou du moins se recomposent eux aussi selon l’image sociale de la demande. Les vecteurs traditionnels de la critique littéraire fonctionnent sur le même mode que l’économie de l’édition : on s’occupe d’un très petit nombre d’ouvrages, qui, eux, se vendront beaucoup plus et bien plus longtemps. La prescription par l’université a quasiment cessé, toutes disciplines confondues.

On a eu quelques plaisirs : les coups espérés ou arrangés ne prennent pas forcément, et tant pis pour l’ardoise de ceux qui prennent ce métier pour un poker menteur.

C’est un métier qui souffre : éditeurs (et leur syndicat, le SNE), tétanisés par la logique des drm, alors que les modèles sans drm non seulement sont les laboratoires les plus dynamiques, mais créent de nouveaux modes de consultation en ligne ; libraires qui n’ont pas réussi à mettre en cause le système parasitaire des offices, n’ont pas réussi non plus à se mettre en synergie pour un système commun de vente en ligne (malgré la réussite de quelques plate-formes revenues au modèle des frais de port gratuits et indexation directe de leur stock, comme Ombres Blanches ou Sauramps), ou leur timidité à soutenir l’initiative qui aurait pu être décisive de Place des libraires. Et éditeurs, auteurs, libraires se rejoignant dans les modèles de dépendance étatique (pour la numérisation, la labellisation, les subventions) reconduits malgré déréliction accélérée et évidence du mépris (en 2 ans, il n’y a plus une seule DRAC pour avoir encore 2 conseillers livres, petits crimes silencieux, sabordage des partenariats éducation nationale etc)... Nous aurions souhaité, avec les éditeurs comme avec les libraires, aller plus vite dans la mise en place d’expériences communes : on va heureusement pouvoir en tenter quelques-unes, prendre en charge diffusion de version ou dossier numérique de textes proposés par amis éditeurs. Mais la non implication collective des auteurs dans cette bascule est encore plus surprenante : faire comme si (c’est trop compliqué, c’est pas à nous de le faire, je préfère le papier, je tente quand même ma chance, Internet c’est pipeau etc)... Alors que les questions en balance touchent aussi bien les droits, la diffusion, que la visibilité publique de notre travail : je n’ai rien à corriger de ce récent entretien.

Le livre électronique balbutiant n’est pas le bouc émissaire : bien trop marginal. La place médiatique qu’on lui accorde, et à ses nouveaux supports, est largement disproportionnée. Quand bien même une expérience comme l’aventure en cours de publie-net double régulièrement de volume distribué chaque 2 mois, cela reste absolument non signifiant. Nous ne sommes pas une roue de secours pour textes en mal d’édition, mais un laboratoire pour nouveaux modes de lecture.

Nos usages, par contre, changent en profondeur. Sur des machines qui autorisent de mieux en mieux le rapport dense au texte (je n’ai pas dit au livre), la part que nous consacrons à l’information, au savoir, à la correspondance privée, mais aussi, de plus en plus, à notre contact direct à la création -– littéraire, visuelle -–, passe par l’ordinateur, ou les ordinateurs de la maison, et notamment pour les générations arrivantes.

Pour chacun d’entre nous, concrètement, ces 2 ans, comment a évolué le budget livre ? C’est peut-être cela dont il faut mesurer l’impact en amont, notamment pour la création littéraire. Et qui évidemment ne peut que s’aggraver dans un contexte où cela conditionne l’offre à rebours (voyez sur site Actes Sud, l’échelle de traitement entre 2 auteurs du même âge, Paul Auster et Jean-Paul Goux – encore sommes-nous chez un des meilleurs). C’est d’une évolution structurelle qu’il s’agit.

Alors, s’il s’est passé une chose pour nous autres, cette année 2008, c’est bien comment Internet devient, du point de vue de la création littéraire, sa propre finalité -– et non plus, comme c’était le cas encore il y a 2 ou 3 ans, une médiation complémentaire du livre. Et les sites qui jouent malgré tout la convergence du papier et du virtuel ont bien du mal, tout comme les sites d’éditeurs qui ne jouent pas –- à quelques exceptions près – la carte web 2.0 semblent des vitrines d’un autre âge.

C’est dans ce contexte que je remets en Une ce texte : nous sommes nés, nous devons tout ce que nous sommes au commerce des livres, dans la grande étymologie du mot – et il nous faut apprendre aujourd’hui un contexte où toutes protections sont tombées, pour tout le monde.]]

Ce texte a été écrit le 25 janvier 2008, de 5h15 à 11h45, en prolongement de ce débat ouvert sur Internet et la librairie. Je suis revenu récemment à ce débat avec notes pensives sur l’économie du livre (février 2014).

FB

 

François Bon | Histoire de mes librairies


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Ma première librairie, c’est au sens du mot chez Montaigne : l’armoire vitrée chez mon grand-père maternel, l’importance qu’il donnait à ces livres protégés, enfermés. La révélation comme une cassure définitive, en prenant ce qui me semblait le plus interdit, pas pour les gosses : très mince édition du Scarabée d’or. Irréversible (je n’ai certainement pas dix ans). De l’autre côté, juste une étagère près de son établi, où il tenait une flore , un livre sur les poissons de rivière et un autre sur les tâches du jardinage : le livre avait partie liée au savoir, l’organisait. Plus tard, comprendre que le Rabelais Larousse en 4 tomes lui avait été offert par un copain de Verdun, sous prétexte que lui, Edouard Biraud, vingt ans en 1914, était du pays de l’auteur : aurais aimé en savoir plus sur le copain. Edition d’ailleurs comiquement expurgée. Puis le Balzac relié cuir en 18 volumes, le lui avoir emprunté l’été 1968, avoir rapporté dix mois plus tard, lu intégralement, le gros carton (un carton Antar). Mes oncles et tantes se sont répartis les livres. La maison est devenue celle de mon cousin germain, on a le même âge mais lui à dix-sept ans s’engageait dans ce qui est aujourd’hui cécité totale : dans cette maison il voit, bien et bon qu’elle lui soit revenue. Moi j’ai le carnet dans lequel le grand-père, à Verdun, élève de l’école d’instituteurs de la Roche-sur-Yon, avait recopié des poèmes de Hugo, Verlaine, Rimbaud même (plus Lamartine et d’autres). Son écriture plus fine sur les poèmes érotiques de Verlaine. Il est admis familialement que je suis légitime dépositaire du carnet, comme Jean-Claude de la maison. Je n’ai pas d’attachement aux Balzac : en ai eu plusieurs éditions intégrales depuis.

 

2
Le village de Saint-Michel en l’Herm où nous habitons, où ma mère est institutrice et où nous avons le garage, n’est pas pour moi lié aux livres. Il y a à la maison les livres de prix reçus autrefois par ma mère, notamment à l’école d’instituteurs de Luçon. Il y a un Anna Karénine et un David Copperfield. Ce basculement vient très tôt : j’ai onze ans ? Livres grands formats à reliure illustrée. Il y a aussi Ernest Perochon, Crabet, et je reçois un exemplaire du Grand Meaulnes. La première librairie c’est donc Luçon, librairie Messe, et on y va une fois l’an pour les livres scolaires. On y retourne à intervalles réguliers pour l’école primaire. Le Grand Meaulnes doit venir d’ici. Image qui reste très nette des mappemondes à vendre (j’en aurai une minuscule, en tôle fine) et des atlas. Des villes plus grandes où nous nous rendons au moins annuellement, La Rochelle par exemple, pas souvenir d’être entré dans un magasin de livres, sauf chez Dandurand à Fontenay-le-Comte : mais déjà, Dandurand, c’est trop grand et trop d’argent, pas à notre échelle. Mais ce sentiment d’un ailleurs recelé secrètement par les livres, je l’éprouve encore lorsque j’entre dans une librairie, même très pauvrement fournie, de toute petite ville de province. Et quand de passage à la Rochelle je ne saurais pas m’empêcher d’entrer pour voir ce qu’elles deviennent, les librairies d’autrefois, quand bien même on aurait du mal à trouver ce qu’on trouve partout ailleurs, ô mal d’époque.

 

3
Quand nous déménageons à Civray, j’ai onze ans (fin de la sixième). Sur la grande place carrée devant l’église, deux pharmacies, un horloger, l’électroménager Chauveau et la librairie Baylet. Plus une autre librairie, plus sombre, en longueur, avec des empilades de livres où je ne me sens pas très à l’aise, rue du Commerce. Chez Baylet, encore des mappemondes et des atlas, de la maroquinerie. Le livre est une extension des registres de comptabilité, des cartables de cuir. Je ne me souviens pas de titres précis, mais il y a en fin d’année les « prix », qui ne cesseront qu’après mai 1968 : je reçois un Steinbeck et un Stendhal en 4ème, ça me donne les pistes, après je prolonge chez Baylet. La petite librairie sombre de la rue du Commerce, c’est plutôt elle, par contre, qui revient dans les rêves.

 

4
La maison de la presse à la Tranche-sur-Mer n’est pas une librairie. Mais elle me fascine pour deux choses : le fait qu’après la saison le patron (Eveno) ferme la boutique et s’en va faire le tour du monde. Le livre donc sert à cela. Mais surtout les présentoirs tournants, alourdis, de livres de poche. Le poche me semble encore très neuf, le contraire des livres de prix reliés toile verte ou rouge. Et c’est accessible : on ne m’a jamais empêché d’acheter un livre. Souvenir d’un Jacques Laurent comme découvrir un pan de vie impossible à seulement entrevoir depuis mon territoire. Et puis, pour un dessin de Sempé dans Paris-Match (deux bourgeois dans des fauteuils cuir : – Ah, nous vivons vraiment un monde kafkaïen… et sur ce dessin Sempé a figuré ce qui ne m’aurait jamais été pensable : des livres empilés jusqu’au plafond), j’achète mon premier Kafka, puis les autres. J’ai une fascination parallèle pour les présentoirs de lunettes de soleil, on est en plein dans la révolution pop : mais un myope, à quoi cela servirait-il qu’il affecte ces lunettes métallisées réfléchissantes ?

 

5
L’étape suivante c’est Poitiers. Le mercredi, on descend grande rue. Il y a plusieurs librairies, mais la nôtre c’est Vergnaud. On y va surtout pour les disques, tout au fond, et ce petit homme maigre et anguleux, en blouse, qui nous faisait découvrir la musique américaine : on avait le droit d’écouter. On se partageait l’argent pour acheter à deux Umma Gumma ou Chicago Transit Authority. Nous qui sortions de nos villages et des Rolling Stones on avait l’impression d’un pas considérable. On achetait donc chacun sa propre collection des obligatoires : L’idéologie allemande par exemple (et sa couleur orange, et le temps ensuite, penché sur les pages, à l’internat, comme une langue étrangère. Bozier, lui, achetait les revues de poésie et nous prenait d’un peu haut parce qu’on n’avait pas son savoir : mais il nous prêtait ses livres. Eluard, c’est pareil, après je l’achetais pour moi. Est-ce que la collection Poésie de Gallimard existe déjà ? Mais pour longtemps la fascination aux poètes vient de ce rapport à la tourne des pages, et, pour moi qui ai lu avant ça tout Dostoievski, Tolstoï et une partie de Dickens comme j’ai lu mon Balzac et mon Stendhal, la révolution d’inaugurer le temps en lecture : la lecture peut être le temps arrêté d’une page. En tout cas c’est comme ça que je tombe en surréalisme. Il y a chez Vergnaud les achats qu’on montre (L’idéologie allemande) et les achats qu’on cache (Eluard, Tzara : je tombe fasciné dans Tzara, et il garde pour moi cet effet-là). Après la terminale, je suis possesseur de livres : je pourrai déménager autant comme autant, j’ai un sac, une réserve de livres.

 

5 bis
Intermède : on m’ a trouvé un stage en Allemagne, c’est la première fois que je prends l’avion (d’Orly à Cologne), première fois que seul un mois et en pays de langue étrangère, perdu dans l’usine – un jour je raconterai. Au retour j’ai ma paye (pas grosse) mais surtout je suis revenu dans un camion de la Westaphalia Separator de Oelde jusqu’à Château-Thierry, et j’ai une demi-journée pour marcher dans Paris. A Oelde, seul souvenir celui du marchand d’instruments de musique, une basse jaune ovoïde dont je rêvais et finalement ne l’ai pas achetée, mais à Paris mon savoir de provincial c’est qu’il faut aller quartier latin. J’entre dans plusieurs librairies. Presque un peu déçu que ce ne soit pas forcément mieux ou différent de Poitiers. J’achète un livre de problèmes d’échecs (l’aurai longtemps), et le Château de Kafka.

 

6
A Bordeaux, la librairie du Parti, cours d’Alsace. On n’en fréquente pas d’autre. Le temps, de toute façon, n’est plus à la lecture. Althusser probablement, mais pour faire comme tout le monde : je n’y comprends rien, en fait. Puis Angers, idem, vague souvenir d’une librairie de centre-ville, librairie bourgeoise. Probablement Brecht encore, et la poésie encore, vague sentiment que dans les manifs ou assemblées, comme on fume des Boyard et des Camel selon les mois, c’est bien d’avoir un livre écorné de poèmes dans la poche.

 

7
L’histoire de la librairie commence donc en arrivant à Paris, mais cette fois pour y vivre. J’aurai pour la première fois, non pas dans la chambre partagée rue Lafayette, mais la première que j’occupe rue de Trévise, une étagère à livres (belles planches sombres récupérées d’un magasin en travaux, plus bas dans la rue). Rue du Faubourg-Poissonnière, sous l’Humanité, il y a une librairie : les gens n’y font pas grand-chose. J’y achète principalement la collection Intégrale du Seuil (première fois que me rachète Balzac), percussion Lautréamont puisque c’est sa rue et son quartier, je lis dans les lieux mêmes et au cimetière. Pour la poésie je vais rue Saint-André des Arts, j’aime bien parce qu’on peut rester longtemps à feuilleter, et qu’immanquablement les types qui entrent pour discuter avec le libraire , on finit assez vite, par recoupement, à savoir que ce sont eux qui écrivent dans Action Poétique et quoi. C’est la première fois que je vois des écrivains en vrai. Pas pour ça qu’on leur parle, d’ailleurs les petits gribouilleurs de province on aurait été reçus, faut voir. C’est là que commence pour moi la grande remontée, c’est ce mot qui me vient, j’étais tombé sur un entretien Ristat-Bénézet et donc je lis Ristat et Bénézet, Bénézet parle de Bernard Noël et donc je lis Bernard Noël, Bernard (que je n’aurais pas appelé par son prénom) parle de Maurice Blanchot alors me voilà dans Blanchot, et Blanchot je lis un par un, en trois ans, tous les livres dont il parle. C’est lui qui me mène à Rilke, à Thomas Mann et Hermann Hesse, à Malcolm Lowry et ainsi de suite. A la limite, plus besoin de libraires, ou plutôt : une librairie se définit par la libre disposition des livres que je viens chercher parce qu’évoqués dans Blanchot. Découvre aussi Danielle Collobert, qui vient de mourir.

 

7 bis
Pourquoi je cale à Proust ? Pendant plus d’un an je tourne autour, j’essaye de lire, je ne comprends pas. J’ai quand même vingt-six ans, mais je n’ai pas les clés. Peut-être il me manque l’échelon Flaubert, l’échelon Nerval. Grande crise Flaubert, profonde. Et puis n’y plus revenir : comme un bon copain, content de le revoir mais on n’est plus sur la même route. Nerval et Balzac, oui. J’ai des trous énormes. J’ai basculé au lycée dans le surréalisme, mais Baudelaire et Rimbaud connais pas. Je découvre enfin Baudelaire via Benjamin. Là aussi, je vais lire au cimetière, cul sur la tombe. Trente ans plus tard, j’y retourne au moins une fois l’an. Rimbaud je le lis à Prague, printemps 1978. J’ai la clé. Je suis prêt pour Marcel Proust, mais sans savoir pourquoi il fallait ces clés. Je lis Proust à Bombay en trois semaines jour et nuit. Souvenir très particulier : non pas de librairie (encore que j’ai image très précise de librairie dans la ville, ne pas s’empêcher d’y entrer, toujours trouver quelque chose à acheter, méthode de maharathi, carte géographique), mais marchant sur un trottoir au long d’un éventaire de livres à même le sol, l’idée folle d’avoir vu des mots français. Demi tour, je cherche, et tombe effectivement sur une anthologie américaine de poésie française du XIXème siècle. Comme je n’ai que Proust (et Gramsci, mais je ramènerai Gramsci sans l’avoir ouvert, et après ce sera l’époque Adorno), j’achète le lourd bouquin relié toile – je l’ai toujours. J’y retrouve mes Illuminations, et la révélation c’est Mallarmé. Est-ce encore un épisode de cette histoire de la librairie ?

 

8
C’est une période où je n’ai pas d’argent, et des besoins de lecture devenus considérables. Pour la première fois de ma vie, j’entre dans une bibliothèque municipale (9ème arrondissement), les Pléiade sont dans une vitrine fermée à clé, je leur demande de l’ouvrir parce que c’est ceux-là que je veux lire. Parallèlement, le 9ème et le 10ème grouillent de minuscules bouquinistes : on descend dans des caves sous les boutiques, les livres sont en tas. C’est deux ans où je rattrape ce qui n’est pas venu à moi et c’est considérable, la Bible, Shakespeare, les Grecs. Comment dire cela sans affectation : ça s’organise de soi-même. Il n’y a plus de librairies.

 

9
Les paradigmes pour moi ont changé : je lis pour écrire, ou bien j’écris et lis du même mouvement. Acquisition de la première machine à écrire électrique : la question des outils d’écriture passe dès lors sur le même plan que la disponibilité physique des livres. Comme j’habite tout près, je vais voir du dehors la grande salle de la bibliothèque nationale, rue Richelieu. Je n’aime pas la tête des gens qui sont là, ça m’effraie. Pourtant, une fois, j’aperçois Jacques Roubaud. Je ne lui parlerai que des années plus tard, mais combien de fois j’ai vu et suivi Jacques Roubaud sans déranger. A Minuit, le mardi après-midi quinze heures, je m’arrange pour croiser Beckett : une fois on se regarde. Donc pas de bibliothèque. Je vais chez Payot pour mes Adorno, à la librairie de la Sorbonne (maintenant Delaveine) pour les autres bouquins de théorie. J’achète 800 francs un Littré 8 tomes d’occasion chez Vrin.

 

9 bis
Mon premier livre est paru, je suis invité plutôt par des bibliothèques, des comités d’entreprise. On mesure rétrospectivement la bascule qui se faisait. Exception non mineure : La Réserve à Mantes-la-Jolie. Débat qu’on y fait avec Dorothée Letessier et Leslie Kaplan. On m’aurait dit : – Tu reviendras pour le trentième anniversaire de la librairie, je serais parti en courant.

 

10
Cette année à Marseille est vitalement importante, pour le silence et l’isolement. Année à risque. Des librairies il y en a beaucoup : d’occasion, dans cette petite rue en pente vers la Plaine. Bouquinistes aussi : là que je commence, en 1983, la collection systématique des écrits sur les Rolling Stones, ne sais pas que ça m’embarque pour dix-neuf ans. On peut avoir des Pléiade volés pour quasi rien, c’est tout un commerce. Mais surtout ces deux librairies qui meurent, librairies d’une autre génération. Grands établissements d’autrefois, et vides : la Fnac a tout mangé. Dans les rayons délaissés, des collections entières de Faulkner et bien d’autres au prix de vente d’origine. La Correspondance de Lowry à 15 francs, je l’ai encore. Le point de rendez-vous c’est L’Odeur du Temps : le lieu social du contemporain c’est le libraire. Aux Arsenaux, Didier Pignari me donne Les Vies minuscules : – Tu le lis ce soir, si t’es content tu me payes demain ou tu me le redonnes. Je n’avais jamais entendu parler des Vies minuscules, qui venaient de paraître. J’écris à l’auteur.

 

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Jamais aimé les salons du livre. Dégoût définitif d’être assis là comme un imbécile, avec les queues qui se font trois mètres plus loin sur un truc de merde. Pourtant, plus souvenir des salons que des librairies : le temps n’est pas venu qu’on lise à voix haute. En 1986, Alain Lance m’accueille à Francfort (comme Chaillou ne supporte pas l’avion, on part à quatre en trains avec lui, il nous parle toute la durée du voyage) : en Allemagne les auteurs lisent. Confirmé lors de l’année Berlin en 1988, et choc à écouter Novarina lire. Pour moi, l’histoire de la librairie commence lorsqu’on va commencer à y lire. Plus tard, et définitivement, je mets au panier toutes les invitations pour salons ou fêtes du livre : reste quand même, aux 24 heures du livre au Mans (mais c’était accueilli par le libraire de La Taupe, rebaptisée Plurielle puisqu’on changeait d’époque : James Tanneau), la rencontre avec Martin Winckler.

 

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A Paris, ma librairie c’est le Divan. Je ne suppose pas que les libraires me connaissent. Je farfouille, quand le libraire qui rangeait les bouquins à côté me tend un tome de Saint-Simon : – Vous devriez essayer… Quand j’essaye, quatre ans plus tard, je m’en souviens parfaitement.

 

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C’est l’époque du groupement L’œil de la lettre. Jean Gattegno est directeur du livre. Comme on a fréquenté, quelques années plus tôt, la même formation de chant classique (quel apprentissage, dont je ne devinais pas combien il m’aiderait pour la lecture), on ne parle jamais travail ensemble. Chez lui, par contre, on est quelques-uns à avoir droit de puiser librement dans les livres qu’il reçoit, et que nous ne saurions nous procurer. En 1986, après Le Crime de Buzon, je suis à nouveau reçu par les libraires : c’est une communauté. On n’est pas toujours de même génération (Pierrette Lazerges et Jean le navigateur hauturier, à Vents du Sud), mais je fraternise avec tout un paquet de types qui ont mon âge exactement, arrivés à la librairie chacun par une histoire à dormir debout : ça fait drôle quand on se revoit avec nos tronches de maintenant. En fait, chaque fois, un mince local rempli de bouquins (on les reconnaît), la paye d’auteur et la paye de libraire à peu près pareil et bien plus intermittente qu’un Smig. Sous l’idée de communauté, peut-être très simplement que ce qui nous rattache à la littérature emporte tout, et, qu’on soit côté écriture ou côté librairie, il s’agit d’abord, symétriquement, de faire passer ce qui est pour nous valeur absolue. Je garde mon Gracq un peu secret, je découvrirai l’essentielle et fauve Sarraute plus tard mais, proximité éditions de Minuit oblige, Claude Simon et Samuel Beckett sont des espèces de mots de passe. Mon héritage politique et celui du garage d’enfance font que j’aurai toujours des grosses pattes : où Echenoz l’aérien parle de Flaubert, moi je parle d’Echenoz. Le mot agrégateur n’existe pas encore, mais les maisons d’édition fonctionnent de cette façon, ainsi le cercle Minuit s’agrandit de Toussaint et Deville, Rouaud et Séréna, comme POL développe sa Revue de littérature générale (mais on ne se fréquente pas trop). Prendre conscience que c’est cela aussi qui s’est disloqué.

 

13 bis
J’ai donc dormi très souvent chez des libraires. Le souvenir le plus traumatisant c’est Géronimo à Metz (débats préparés par un collectif d’amis de la librairie, mais dans la salle ils font semblant de ne pas se connaître, les questions sont vachardes, avant, à la gare, on vous a mis en condition par une réception très froide mais ça leur paraît très rigolo, ensuite au resto, de vous expliquer comment c’est un coup monté, comment vos collègues et copains s’y sont comportés : – Et on choisit le resto en fonction de comment le mec s’est tenu et a répondu… Une Telle, on l’a ramenée à l’hôtel avec un sandwich en lui disant qu’à cette heure-là tout était fermé, à Metz...
Aujourd’hui je n’aime pas dormir chez des gens : insomniaque trop invétéré, au moins dans les hôtels on a la wifi, et tant pis si le train est à 5 heures du matin, on y dort très bien. A l’époque, on avait aussi encore les trains de nuit, j’en profitais souvent. Mais dormir chez le libraire ce n’était pas comme investir un lieu privé : si la vaisselle restait dans l’évier c’est que la vie de ces types-là c’était leur magasin et j’avais connu ça dans le garage autrefois. Par exemple, le premier appartement où je dors chez Thorel à Toulouse, j’ai souvenir d’une suite de couloirs et de portes avec des livres partout, des livres à l’horizontale empilés sur les livres à la verticale, et répartis par discipline selon les murs.
A Metz, Géronimo, la couche qu’on me propose est carrément au milieu d’une pièce sans étagère, mais les libres en pile sur la totalité de l’espace, à même le plancher et jusqu’à hauteur de genoux. M’en souviens particulièrement à cause d’un chat : je n’ai jamais pu supporter les chats. Aujourd’hui encore capable de faire la liste des libraires possesseurs de chats (plus qu’on croit), ce truc rempli de poils et de griffes : alors bon, ils peuvent bien me reprocher mes défauts.
Chez Henri Martin, à Bordeaux, après la signature à la Machine à Lire, on parle chez lui jusqu’à 3 heures : ce type n’a jamais envie de dormir ? Ce dont on parle : littérature du dix-septième siècle. Finalement, il me montre sa cabine : sous les combles, une couche monoplace avec ampoule, et étagères pour livres des deux côtés et au-dessus. Il ne dort que trois heures par nuit, lit le reste du temps. C’est le premier à m’introduire à l’insomnie professionnelle. J’y pense souvent, plus tard, en m’aménageant mes bulles d’écriture, ordi, livres et tabouret serrés comme pour la voile solitaire. La dernière fois que j’ai dormi chez Henri, dans une autre maison, encore un chat (et beaucoup de plantes – étais parti là aussi à pied le matin pour la gare avant l’aube).
Etrange que pour certaines villes (Le Mans, Nantes, Besançon) je ne sois plus en mesure de rien visualiser de l’hébergement.

 

13 ter
Sur la longueur de route, connu beaucoup d’auteurs qui ont pris bifurcation et ne publient plus (je sais pour moi aussi, d’ailleurs, maintenant, l’existence d’un lieu de paix où écrire plus besoin : je peux déjà, quand je souhaite, m’y installer, et parfois pour des semaines). Mais je connais très peu de libraires qui se soient éloignés de leur métier. Deux en particulier. Dont Francis Geffard, fondateur de Millepages à Vincennes, amoureux des Indiens d’Amérique et la littérature qui va avec, devient éditeur et laisse à d’autres la conduite de la librairie : grande paix apparente, lui aussi, quand je lui en parle.

 

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Les librairies ont déménagé et grandi, on ne sait plus le prénom des jeunes qui y sont employés (chez Colette Kerber, par exemple, je n’ose pas trop les appeler par leur prénom). L’impression, pour les libraires eux-mêmes, qu’ils sont restés vissés à leur téléphone, quand les gens qui travaillent avec eux sont passés à l’ordinateur : y voir un des hiatus dans le virage actuel ? Ma chance, c’est d’avoir toujours haï le téléphone autant que les chats. Dans ce goût de l’oral, vital à ce métier de contact parmi les livres, un refus inconscient de l’écriture qui est forcément celle des autres, et fait obstacle lorsqu’il s’agit de passer au courrier électronique ? J’ai pu garder des lettres d’auteurs (ah, ce déménagement où j’ai jeté par erreur l’enveloppe où je gardais quelques lettres de Maurice Blanchot et Claude Simon), mais je ne crois pas avoir jamais reçu une lettre de libraire. Etrange de découvrir que les libraires blogueurs sont des libraires qui ont commencé par des métiers de l’informatique avant de s’offrir leur rêve de magasin à livres.

 

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En 1991, sans savoir que je viendrai y habiter, pour des questions très rationnelles de proximité de Paris et de coût des loyers, je suis reçu dans la toute jeune librairie Le Livre à Tours. Un établissement hybride, le patron passant une grande partie de son temps sur les routes de France, visitant les bibliothèques, vendant les livres de quelques éditeurs marginaux, comme l’est encore Verdier. Un employé à la librairie, toute petite, un employé à l’entrepôt de distribution, sous un pont d’autoroute, à Saint-Pierre des Corps. Pour des raisons qu’on ne développera pas ici, le système n’est pas fiable, mais les deux employés, que je n’imagine pas travailler ensemble, rachètent la librairie. Ce dimanche matin, dix ans plus tard, nous, leurs clients, nous sommes collectivement rassemblés pour la déménager dans un local plus grand, à cinquante mètres de l’ancien. Les deux libraires sont d’étonnants prescripteurs, l’un nerveux, l’autre calme. Je n’ai jamais été client d’une librairie unique. Je sais par contre exactement, même des années après, et malgré les sept ou huit mille livres qui m’entourent, où et quand celui-ci je l’ai acheté. C’est une singularité (je travaille en ce moment à des programmes électroniques de catalogage des fichiers numériques : lorsqu’il s’agit du livre, la tête fait très bien cela toute seule). Lorsque les chemins de vacances vous font passer à proximité même relative de Montpellier, Aix-en-Provence, Brest ou Bordeaux, on s’arrange pour faire l’écart. On se donne carte blanche chez Mollat ou Sauramps, quitte à faire maigre après. Je n’ai pas besoin, dans ce cas, que le libraire me dise quoi acheter. D’ailleurs j’ai toujours eu répugnance aux libraires qui surveillent ce que vous achetez, ou commentent vos achats (mais mes amis libraires sont devenus de fins commerçants, ils ne feraient pas erreur aussi simple : ah, le regard lointain vers le fond du magasin en passant le code-barres). J’aime acheter aussi des livres qui ne sont pas avouables. Je pratique aussi les kiosques de gare, ou le Virgin de la Part-Dieu quand on y fait transit. J’ai souvent ramassé des livres dans les Fnac, mais pas les livres que je sais être défendus par les libraires amis, ceux-là je les prends chez eux. Retour à la librairie Le Livre à Tours : s’ils tiennent, eux qui mettent point d’honneur à avoir en permanence tout Artaud, tout Bataille, tout Blanchot et la poésie en milieu de magasin, c’est pour ces gens qui viennent de cent cinquante kilomètres à la ronde, une fois toutes les six semaines ou deux mois, parce qu’ils savent ce qu’ici ils vont trouver. Et comme ils sont vexés, les copains, quand précisément celui qu’on vient chercher est en réapprovisionnement : parce qu’on voulait offrit un Faustus de Thomas Mann, parce qu’on a découvert que sa propre édition originale des Poèmes de Beckett a été agrandie à la réimpression, et précisément par ce texte commenté par Deleuze, et qu’il va nous falloir attendre trois jours.

 

16 bis
La librairie Voix au chapitre de Saint-Nazaire : qu’on peut être libraire tout seul, maître à bord de sa boutique, avec son fax et son téléphone, la cafetière dans le réduit sur le frigo encombré de factures, et que pourtant il a fait refaire par un vrai menuisier cet œuf à l’arrière où quarante personnes tiennent confortablement (« Ah non, pour toi on va au théâtre, il va y en avoir le double », et qu’effectivement ce soir-là il y a quatre-vingt personnes).

 

16 ter
Quand on s’installe dans une librairie : il a celles qui incluent, comme Dialogues ou Ombres Blanches, vraie salle de rencontre. A Géronimo, quand on installe le vidéo-projo dans l’escalier. Aux Sandales d’Empédocle, la mini salle de théâtre de 20 personnes juste à côté (ou plus tard avoir lu au musée du Temps). Les tables chargées de livres sont souvent, maintenant, sur roulettes, on fait de la place. Quelquefois on lit debout au milieu des gens. Au mois d’avril, à Saint-Léonard du Noblat, le libraire a dit qu’il réservait la salle des fêtes. A l’Arbre à Lettres Mouffetard, une fois, cette femme qui me photographiait sans arrêt à un mètre et je n’osais pas la fiche dehors, jusqu’à ce que je craque. L’Arbre à Lettres Lille et pourquoi ça a fermé, j’y pensais l’autre jour en lisant à la Fnac. Les libraires qui ont tellement le trac pour vous qu’ils s’éloignent dès le début de la rencontre et écoutent de loin si ça se passe bien. Ceux qui ont toujours peur qu’on lise trop long. Les libraires qui ne vous invitent pas : vingt ans qu’on est copains avec Jean-Marie Ozanne, jamais fait quoi que ce soit chez lui. Les libraires qui font du hors sol : à Nantes Vent d’Ouest vous propulse au Lieu Unique, à Montpellier Sauramps au musée Fabre, à la Drac ou dans un cinéma. Et le prix à La Réserve pour leurs trente ans : des tissus muraux dissimulent la totalité des étagères à livre. Il reste sur les tables cinq cents livres, mais choisis par les libraires. Ils ont décidé que, ce dimanche, on ne proposerait que ceux-là : et que cinq cents livres suffisent. On pourrait même réduire probablement : j’ai vérifié, ils avaient pensé à laisser un Don Quichotte.

 

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Librairies à l’étranger. Partout qu’on aille, on entre dans les librairies. On ne parle pas la langue, mais on a quand même l’impression d’être en famille. On regarde les traductions. On touche les papiers, la souplesse des couvertures autrement. Il est beau, le papier des Italiens. On aime autrement les romantiques, dans telle vieille galerie berlinoise. A Philadelphie, cette librairie-maison : on mange si on veut, on lit tant qu’on veut, on s’assoit aux ordinateurs (et pourquoi ça ne se marierait pas : il y en a qui comprennent plus vite que d’autres). Acheter des livres dont on sait qu’ils vous seront inaccessibles. J’ai Faulkner en anglais intégral : jamais ne le lirai intégralement. Mais ce livre de photographie des objets de Raymond Carver, dentier en plâtre sur la télévision compris. Le How to write de Gertrude Stein.

 

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Je n’ai pas de culpabilité à fouiner l’Internet comme avant les bouquinistes de Limoges (non, ça c’est Bergounioux qui me le racontait l’autre jour, et ce qu’il en avait rapporté). Un article de Gina Pane dans une revue avant-gardiste de 1973, et on me l’envoie d’Amsterdam. Près de l’écluse du canal du midi, à la sortie de Narbonne, cet immense dédale de granges avec dizaines de milliers de livres : et voilà, là dans mon bureau un Enfermé de Gustave Geffroy et La langue de Rabelais par Lazare Sainéan en proviennent. Pas de culpabilité à se faire expédier depuis telle minuscule officine des Hébrides le livre tiré à 350 exemplaires d’un rapport sur St Kilda. C’est peut-être cela qui glisse : se satisfaire des ressources numériques. Michon qui m’explique l’autre jour avoir trouvé un Sainte-Beuve entier, vingt-cinq kilos livré à domicile. Et moi je venais, les mêmes semaines, de tout transférer via Gallica.

 

19
L’art des librairies provisoires. Pour les vingt ans des Temps modernes à Orléans, on nous demande, aux auteurs passés tout ce temps à la librairie, de choisir nous-mêmes dix livres. A Lagrasse (mais c’était avant le mazout), dès 1995 la façon dont Thorel déploie pour dix jours un immense fantasme politique, littérature, film (nul n’est parfait) : le trouble que j’avais eu et dont je me souviens avec précision, l’impudeur que j’aurais ressentie si j’avais dû ainsi déployer mes propres livres et les offrir. Y a-t-il un quelconque magasin dans ce métier qui ne mesure pas exactement, et ce n’est pas forcément flatteur, l’exigence que vous avez, non pas du livre, mais de ce qui le fonde ? Les libraires peuvent bien grogner s’ils veulent, on les voit comme aux infrarouges aux livres qu’ils défendent : en tout cas pour moi, qui ai problème terrible de reconnaissance des visages (asoprognosie).

 

20
Le libraire qui vous dit : – Ça n’a pas du tout marché, ton livre.

 

21
La librairie qu’on se ferait. Je ne sais pas. Je n’ai jamais eu envie d’être libraire. On est au même endroit, c’est tout. Ça suffit pour m’interroger grandement. On n’écrit pas pour ajouter au livre. On écrit pour mieux approcher les livres qu’on a déjà lus. Peut-être pour les voir de plus loin dans l’intérieur, en tout cas parfois on l’imagine (ne plus lire des quantités de page : se surprendre à rester deux heures sur trois lignes, s’en vouloir de ça – ceux qui se moquent de ma capacité volontaire à m’endormir sur une page, construire de rêver dedans : oui, en vingt ans, j’ai progressé dans l’art du rêve page). L’intuition qu’on a d’un texte, au point parfois que l’écrire n’a plus d’importance, on se met à la machine et voilà, et on inscrit ce qu’on a dans la tête, c’est là-dessus que des heures ou des mois on a travaillé. Mais peut-être encore plus par défense : je veux protéger l’endroit nu et fragile où Kafka m’est ouvert, ou bien où je sauve quelque chose du Scarabée d’or, de Jules Vernes, de Crabet et du Meaulnes. Et que protéger cet endroit, oui, suppose de convoquer le monde et l’assigner à la page. Qu’on lui tend comme sa carte d’identité, pile à hauteur du nez et laissez passer. On écrit des livres pour que ça cogne, parce que nous, là, derrière, on a peur et qu’on est nu. Finalement, ce qui nous met au même endroit que les libraires, c’est rien d’autre que l’anxiété professionnelle. Ça n’a rien à voir avec le livre, rien du tout.

 

Nota : aucun des noms propres cités ne l’est au hasard.


responsable publication François Bon, carnets perso © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 25 janvier 2008 et dernière modification le 31 mars 2024
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