autobiographies #06 | long trajet de nuit

J’avais choisi la couchette du haut parce qu’on y tenait assise, que l’arrondi du toit du wagon n’était pas à portée de main, même en tendant très haut la main, à la différence du milieu et du bas où un ciel de skaï brun-orangé limitait le décor et la respiration – l’avais-je choisie, au fait ? je l’occupais certes, mais à quel point choisit-on sa position dans l’espace, en haut, en bas, à l’est, à l’ouest, avais-je donc exprimé ma préférence pour cette place, ou avais-je poliment prétendu n’en avoir aucune (de préférence), et bénéficié par chance de ce que les autres voyageurs – c’était toujours pour moi un point d’étonnement – aiment mieux ne pas utiliser l’échelle en pleine nuit, toujours est-il qu’étendue sur le dos, là-haut sur mon perchoir, maintenant que le train roulait depuis plusieurs heures, la nuit noire barrée de lumières mouvantes, subreptices, horizontales du côté de la fenêtre, et d’un rectangle plus pâle au-dessus de la porte du compartiment, vert peut-être, maintenant que l’immobilité de mon corps, et même une certaine raideur, avait remplacé, dans le train filant dans la nuit, dans le noir secoué de bruits de roulements, de grincements, saccadé de chuintement, dans l’obscurité striée d’éclairs horizontaux, par rafales, intermittents, avait remplacé l’agitation du départ, la place à trouver pour les bagages en bas sous la banquette, en haut dans le filet vers la fenêtre ou sur le plateau au dessus de la porte (c’est-à-dire au-dessus du couloir qui desservait tout le wagon), avait succédé à la distribution des oreillers, à la répartition des sacs à viande entre les occupants du compartiment, mes deux amies, moi-même et trois autres voyageurs si discrets qu’ils n’ont pas laissé d’autre trace dans mon souvenir que l’occupation complète d’un compartiment de nuit, une présence plus dense que simplement moi et mes amies de voyage (qui sont aussi, et pour l’une depuis l’enfance, mes amies dans la vie), des respirations superposées dont les rythmes se croisaient, avec parfois un sursaut qui tenait du grognement, mais heureusement personne ne ronflait, sac à viande quand on y pense qu’elle horreur, et je me raidis davantage alors que le train parti de Prague quelques heures plus tôt était peut-être à cet instant t quelque part entre Compiègne et Nuremberg, maintenant donc que la tranquillité s’était installée au cœur de la ferraille, que les sandwiches étaient depuis longtemps avalés et les allées et venues le long du couloir terminées, je me demandais comment faire pour récupérer la couverture qui avait glissé sans réveiller Pascale, Anne-Claire et les trois autres donc, avec qui nous n’avions pas engagé la conversation au-delà des quelques phrases nécessaires au partage de l’espace sans heurts, peut-être parce que nous étions trois à nous connaître déjà, peut-être aussi parce que nous venions de passer la semaine la plus marquante de notre vie, historiquement parlant, que nous étions déjà comblées de découvertes, qu’il n’y avait plus de place pour de nouvelles rencontres – ce jour-là, dans l’instant ; notre curiosité de jeunes femmes pour le savoir et pour la vie retrouverait très vite des espaces intérieurs pour en accueillir de nouvelles – ce voyage retour différant donc totalement du voyage aller d’Anne-Claire où des liens de sympathies s’étaient créés dans le compartiment entre filles et garçons, français et italiens, et nous avions croisés toutes ces personnes à plusieurs reprises au détour d’une rue de Prague ou à l’entrée d’un concert, et je me demande comment cela s’était fait, sans téléphone portable, mais cela s’était fait, peut-être moins par hasard que par affinité de programmes, les touristes ouest-européens ayant tous sans doute le même trajet, ou à peu près, pour découvrir les capitales, à moins qu’Anne-Claire n’ait pris des rendez-vous avant de descendre sur le quai, car Anne-Claire nous avait rejointes en Tchécoslovaquie tandis que Pascale et moi étions venues depuis Berlin, via Dresde, en compagnie de Nina, et ce jour-là de notre retour, Nina était repartie de son côté vers chez elle, vers Berlin, plus tôt dans l’après-midi, dans un au-revoir rapide et souriant, nous nous enverrions les photos quand nous les aurions développées, et nous nous écririons sans faute, comme depuis huit ans nous correspondions elle et moi, depuis que la voisine avait su que j’étudiais l’allemand au collège, elle (Nina) avait une écriture bleue, penchée, en ravins et en sommets, elle cadrait ses photos à merveille et dessinait avec beaucoup de délicatesse, et alors que maintenant notre train fendait la nuit et les frontières, je revoyais son visage immobile, quatre ans plus tôt, dans la solitude d’une entrée de métro où seules ma mère et moi (j’avais alors dix-sept ans, j’étais au lycée désormais) avions passé le tourniquet, nous nous écririons, c’était le seul pont, j’étais pour elle une fenêtre sur un monde envié, différent du sien, mais la porte de Brandebourg n’avait plus, n’avait encore de porte que le nom, et elle, Nina, ne pouvait, ne pourrait jamais passer à l’ouest, avant de descendre sur le quai du métro, je m’étais retournée, elle toujours immobile, de l’intensité dans le regard, mais sans un geste de la main, figures du destin ; et deux ans plus tard, elle l’avait pu, venir en France, et nous pourrions maintenant toujours nous réunir quand le cœur nous en dirait, et nous venions maintenant de passer deux grandes semaines ensemble, chez elle d’abord, à l’est du mur défait, et puis à Prague dont nous avions appris que le nom signifie ‘seuil’ en tchèque, j’osai enfin modifier ma position sous le drap blanc moucheté du cartouche SNCF, du moins me le représentais-je ainsi car à cette heure il était noir, comme le filet à bagages, les silhouette des dormeurs ramassées sur elles-mêmes, les rideaux qui masquaient mal la fenêtre et laissaient passer ces traits intermittents de lumière, et mesurais-je quelle chance j’avais de me trouver dans ce train-là, dans ce sens-là, au contact du coton doux des draps sncf, plaisant au toucher, pas comme les fibres synthétiques que l’on avait parfois comme literie pour le trajet maintes fois effectué les deux dernières années entre Rome et Paris, qui accrochaient aux doigts et voulaient rester collées à chaque carré de peau qu’elles effleuraient, et alors sûrement je ne mesurais pas ma chance d’être dans ces trains dans les deux sens, avec pour seul problème, pour seul inconfort, un sac à viande un peux moins lisse, entre Paris et Rome, Rome où j’habitais quand le mur est tombé, je n’y ai pas cru, il avait fallu les lettres de Berlin, les lettres de Varsovie, qui débordaient d’autant d’incrédulité que la mienne, qui n’arrivaient pas non plus à réaliser, et deux ans plus tard j’étais dans ce train de retour d’un voyage moins lointain, Prague est bien plus près que Rome de Paris, 1000 km contre 1400, mais bien plus inattendu, pas tout à fait deux ans, c’était le plein été, mais dans la nuit le froid me gênait, et je me décidai à ramper vers le filet où se trouvait le sac à dos où j’avais mon pull, je fis glisser très lentement le fermoir, pour éviter le bruit, et les deux rails de la fermeture éclair se séparèrent, c’est fou comme dans le vacarme ambiant, un tout petit zip peut réveiller quelqu’un, dans le volume sonore énorme d’un train lancé à vive allure, un volume de fer, mais ce bruit saccadé, haché, saccadé, haché et les secousses qui l’accompagnent sont paradoxalement assez régulières pour finir par nous engourdir d’un bercement sifflant, et nous nous endormions confiants, jamais nous n’aurions imaginé que dix ans plus tard, toutes les lignes de trains de nuit seraient supprimées, je m’endormais toujours sans problème et j’aurais dormi jusqu’à Paris, jusqu’au matin, n’était le froid du cœur nocturne, et plus tard réveil strident, mais ce serait plus tard, et le bruit de roulis et de fer nous englobait au point qu’on avait cessé de le remarquer,  nous étions dans les entrailles du bruit, nous étions le bruit même et les secousses du train, nous faisions corps avec lui, et en attrapant le pull, en l’enfilant facilement puisque je tenais assise sur la couchette du haut – en bas ou au milieu j’aurais dû me contorsionner davantage – je pensais à mon grand-père mécanicien ; pas chauffeur non, le chauffeur était celui qui, derrière le mécanicien, mettait le charbon à la chauffe, et les mécaniciens (donc, mon grand-père) conduisaient les trains, mon grand père dans un panache de vapeur, le sifflet annonce aux passagers débarqués au Havre du Paquebot France le départ de leur tain pour Paris, et puis noir de charbon, casquette, avec lunettes (on dit « lunettes d’aviateur », jamais de cheminot), combinaison, posant à côté d’une dame en manteau de fourrure blanc sur le quai de la gare Saint-Lazare, sur une photo en noir et blanc prise peut-être avant, peut-être après la guerre, enfant cela m’était également loin, conservée en tout cas avec les quelques objets échappés au bombardement de Sotteville-lès-Rouen, échappés comment puisque la maison a été détruite à 100%, une mémoire familiale n’est finalement qu’une ribambelle de bribes, et les miens (avant moi, puis je parler des miens ?) ni personne n’était dans la maison, et ma grand-mère revanant vers chez elle, revenant d’où, cette mémoire dans sa répétition, de réunion de famille en réunion, de génération en génération, est évidente mais fragmentaire, elle sortait peut-être d’un abri collectif, à moins qu’elle ne soit allée plus loin, et que ce soit dans le buffet d’une gare qu’elle ait entendu le bulletin d’informations que sa mémoire a retenu, a retransmis jusqu’à moi, les bombes anglaises ont atteint les usines, leur cible (à huit kilomètres de chez elle), aucun dégât civil n’est à déplorer, aucune maison détruite à Sotteville, elle arrive, et dans ‘aucune’ il y avait la sienne, elle n’avait plus aucune maison, et mon grand-père disait : « La vie d’un homme tient dans une valise », deux couvertures, quelques tickets de rationnement, une carte officielle, le kit du sinistré, il disait aussi : « Il valait mieux ne pas savoir ce qu’il y avait dedans », il ne parlait pas de la valise, mais des trains qu’il conduisait pendant la guerre, il parlait peu mon grand-père c’était un laconique, mais il m’a raconté le canon sur la tempe, le soldat allemand lui intimant de continuer malgré le ronronnement des avions qui se rapprochait, ils visaient les lignes, et si ce train était touché, plein de munitions, tout aurait sauté alentour et lui avec, alors savait-il ou pas ce qu’il transportait, quand il disait lignes mon imagination d’enfant voyait des poteaux le long des rails, des câbles s’y balançaient, comme à travers la vitre des trains que je prenais pour de vrai avec ma grand-mère, des compartiments aux sièges en tissus et des têtières blanches, et des photos fânées de paysages de France qui me semblaient très vieilles, ou bien des trains plus neufs qui s’appelaient corails, à voitures uniques et banquettes en faux cuir, je préférais je crois, les compartiments c’est bon pour les trains de nuit, et je me décidai finalement à me risquer à la descente, en mettant le pied sur le premier barreau de l’échelle il fallait faire attention à ne pas la décrocher de ses anneaux fixés à la couchette du haut, sinon ça pendouillait d’un seul côté et on perdait l’équilibre, ce n’était pas bien grave, on se rattrapait, mais cette fois je remontai la couverture sans heurts, l’enroulai autour de moi, le train siffla peut-être, la modification de la pression de l’air quand le wagon entra sous un tunnel provoqua un blocage douleureux dans mes oreilles, je déglutis plusieurs fois pour le faire passer, consciemment, consciencieusement, mon grand-père est mort dans un lit, vieux et serein, entouré des siens, a-t-il su finalement ce (ceux ?) qu’il avait transportés, a-t-il cherché, et moi est-ce que je le saurai ou vaut-il mieux ne pas savoir, ou suffit-il de savoir qu’il a continué à exercer son métier, comme d’autres ouvriers, d’autres artisans, et des patrons, des fonctionnaires, des paysans, sont-ils tous également les engrenages banals du mal, d’une machine assassine, tous ceux qui n’ont pas voulu, qui n’ont pas osé, à qui le courage a manqué d’être le grain de sable pour l’arrêter, de peur d’être broyé, grains de sable tous seuls, qui n’ont pas formé la plage où les machines s’enlisent (ou d’autres encores, qui étaient d’accord avec la machine, ou indifférents, c’est ça, indifférents), ou est-ce que, parce qu il conduisait des trains, c’est plus concret, ça va plus loin, mais dans la nuit de mon retour, j’étais bien loin de ces pensées, elle ne faisaient alors que commencer à s’assembler, j’étais au seuil de l’âge adulte, et peut-être la mémoire familiale m’avait-elle longtemps tenu lieu de réflexion, sauf que c’est dans ces années-là, ces mois-là, ces semaines de voyage peut-être, que s’est formée ma pensée propre, mon identité, dans le train de nuit entre Prague et Paris, je ne pensais donc à rien de tout cela, ce n’était qu’une matière en train de sédimenter, et qui seulement dans les années suivantes serait le socle d’une analyse future, et dans la chaleur retrouvée de mon corps sous la couverture, dans le bercement chaotique du train, je m’endormis soudain, profondément, comme je peux m’endormir, jusqu’à ce que, ce n’était peut-être pas Strasbourg, ce n’était peut-être pas un retour à la première étape, au tout début de mon voyage, c’était peut-être une autre ville à la frontière, le contrôleur entra, il y avait aussi le chef du wagon, un Tchèque aux angles ronds, désolé de la lumière soudaine au plafonnier que le contrôleur français infligeait à nous six parce que Pascale et moi, avec notre billet interrail valable deux mois dans toute l’Europe sans plus de formalité qu’un petit carnet aux lignes très serrées où nous devions indiquer chaque trajet, ville et heure de départ, ville et heure d’arrivée, avant de monter dans tous les trains que nous voulions, et (sauf les trains de nuit) sans réservation, ce billet interrail n’était pas valable une fois repassée la frontière, nous le savions mais nous n’avions pu, à Prague, nous acquitter d’un supplément au profit de la société française des chemins de fer, nous le fîmes en riant et en bougonnant à la fois, il était nuit et le matin, le voyage prendrait fin, mais pas notre vie, à la gare de l’Est d’où tant de vie jadis, tant de vies aussi jeunes que la nôtre, mais la fleur au fusil, partirent pour de grandes tueries, et le récit fragmentaire de la mémoire familiale ne dit pas si ce fut là que les deux trains se croisèrent, celui de l’appelé, août 1914, en pantalon rouge, à la moustache fine, chapelier de son état et père de deux fillettes, il s’appelait Joseph, le train de l’appelé qui partait au front et qui mourut l’un des premiers, ou l’un des premiers mois de la guerre, et le train de la jeune future veuve, une fillette sur chaque bras, qui arriva trop tard pour l’embrasser, la légende dit que par la fenêtre ils se virent, lui qui allait mourir, elle qui ne put une dernière fois le serrer contre son corps, ni même le saluer, les deux bras occupés de leur progéniture, un train qui partait, un train qui arrivait, dans un mouvement glissant en sens contraires, cinématographique, vaut-il mieux être le premier ou de dernier mort de la guerre, la légende eut peut-être au contraire pour cadre la gare d’une ville intermédiaire, et pas la gare de l’Est, avec son grand hall de verre que viendrait bientôt décorer une fresque gigantesque, « Le départ des poilus », le départ de tout le reste, du sinistre XXe siècle d’où nous espérions revenir maintenant qu’avec le mur tombé et les frontières ouvertes, l’horizon ne pourrait plus être que celui de la paix et de la liberté.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

2 commentaires à propos de “autobiographies #06 | long trajet de nuit”

  1. Ahurie de ce texte qui se déroule comme les rails sans fin d’un voyage à travers tout, des vies des personnages des croisements des sensations visuelles et tactiles les instants fugaces du présent avec les draps SNCF la grande histoire… Le bruit du zip. Merveilleux texte ! Merci.