autobiographies #06 | la nuit à rebours

Ce souffle en permanence, la ventilation, le moteur, on ne sait pas trop, ce bruit de fond dont on ne se dépêtre pas, les écouteurs sur les oreilles, oublier un peu ce souffle, la finesse de la paroi qui nous sépare du vide, température extérieure invivable, s’il y a une fuite, un hublot qui s’ouvre, un bouton sur lequel on appuie et qui ouvre les portes, c’est le froid, c’est la pression atmosphérique, c’est l’air qui rentre, les nuages qu’on ne voit plus, la nuit avance ou elle recule, on ne sait pas, on traverse la nuit à rebours, on arrivera demain mais les dix ou douze heures qu’on aura passées là-dedans ne seront pas les mêmes sur la montre, on ne saura pas si c’est jour ou si c’est nuit, mais pour l’instant c’est nuit, on a baissé les stores, on s’apprête à essayer de dormir, le voisin de devant a baissé son siège, l’hôtesse a débarrassé les plateaux-repas, la petite bouteille de rouge qu’on a bue pour voir si avec on dort mieux, le poulet sans goût, les services en plastique, les carottes froides, le riz comme le poulet, insipide, on a pris un yogourt pour le dessert, pas de café, non merci, on a les écouteurs sur les oreilles, ce n’est plus l’heure de regarder un film, on en a déjà vu trois, on a fini le bouquin, un pavé qu’on avait pris, mais un pavé en avion, c’est trop court, on a en d’autres mais il sont dans la valise, en soute, il ne reste plus qu’à écouter de la musique, le choix est réduit, Roberto Alagna chantant la Marseillaise, Led Zeppelin, un best of des plus beau Disney, va pour Led Zep, il y a encore quelques zones qu’éclairent des petites lampes, on y voit des gens qui lisent, des gens qui font des mots croisés, on a peur d’avoir monté le son trop fort, on baisse, on éteint, il y a dans le filet du siège de devant un magazine, des paysages d’un peu partout dans le monde, des pilotes, des stewards, des hôtesses qui sourient, des chiffres, on feuillette quelques minutes, on regarde la montre, on sait que l’heure ne compte pas, qu’on est dans un endroit sans heure, que l’heure n’est déterminée ici que par les plateaux repas, que le prochain, ce sera un petit déjeuner qui ne sera pas un petit déjeuner parce que ce ne sera pas l’heure du petit déjeuner là où l’on va et qu’au petit déjeuner là où l’on va qu’est-ce qu’on peut bien manger, on a essayé de se renseigner, il paraît qu’ils ne connaissent pas le pain, que c’est qui manque le plus aux gens qui vont là-bas, le pain et la pâte à pizza et le café, mais il faudrait songer à dormir, à baisser le siège, à appuyer la tête comme on peut sur l’appuie-tête, parce que si ça s’appelle un appuie-tête, c’est bien que ça doit appuyer la tête, mais rien à faire, la tête n’est pas appuyée à l’appuie-tête, elle dodeline d’un côté de l’autre, et les yeux, à chaque dodelinement, s’ouvrent, et ils voient les têtes immobiles des dormeurs et ils s’extasient, on aimerait aller les réveiller, les dormeurs, pour leur demander comment ils font, on en voit avec des sortes de coussins ou avec un masque sur les yeux mais avoir un masque sur les yeux, est-ce que ça les empêche de s’ouvrir, on ne sait pas, on n’a jamais dormi avec un masque sur les yeux, ça risque de nous perturber ça de plus, il y en a d’autres qui ont des bouchons dans les oreilles, mais là non plus, on n’a jamais essayé, et on n’est pas vraiment couché, on est à moitié assis, on n’est entre deux personnes, une vieille dame, un ado, et ils dorment à points fermés, on n’ose pas se lever pour aller pisser, on se retient, on ne veut pas déranger, la vieille dame ronfle, l’ado renifle, on cherche du regard si quelqu’un d’autre ne dort pas, on ne trouve pas, il fait nuit, de temps en temps on voit les jambes de l’hôtesse qui circule en essayant de ne réveiller personne, on aimerait bien lui parler, à l’hôtesse, lui dire qu’elle a de jolies jambes, mais ça ne se fait pas et on ne sait pas la langue, et elle a autre chose à faire, l’hôtesse, elle bosse, alors on ferme les yeux encore une fois, on les rouvre, on regarde si dans les playlists il n’y a pas des musiques pour dormir, parce que Led Zeppelin, non, ce n’est pas pour dormir, ni Disney, et le jazz, est-ce que ça irait pour dormir ou pas, des ballades romantiques, une trompette, les jambes de l’hôtesse, on raconte des choses sur les hôtesses dans les avions, on extrapole, on ouvre les yeux, c’est toujours la vieille qui ronfle et l’ado qui renifle, on se demande si on a dormi ou pas, peut-être un peu, à moitié, cette histoire avec l’hôtesse, c’était un rêve, un vieux fantasme, on n’est pas là pour ça, on est là pour aller là-bas, on est entre deux, entre là-bas et un autre là-bas, et sur la carte, on voit au-dessus de quel pays on est, c’est depuis longtemps le même pays, parce que c’est un pays immense, celui au-dessus duquel on vole, le plus grand pays du monde, la Russie, mais on n’a jamais mis les pieds en Russie, on ne fait que survoler la Russie, on va vers un autre pays immense, on ne sait pas trop à quoi s’attendre, on a appris seulement quelques mots, on sait dire bonjour, merci, on sait commander une bière, ça devrait suffire, on suivra le mouvement, mais c’est la première fois qu’on va si loin, la première fois qu’on va dans un pays si différent, la première fois qu’on va à la rencontre d’une culture si étrangère à la nôtre et on a beau en parler tout le temps, de ce pays où on va, on n’en sait rien, on n’a que des clichés dans la tête, et quand l’hôtesse arrive avec des nouilles pour le petit déjeuner on déjà presque le sentiment d’y être, en Chine.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.