autobiographies #14 | quarante-huit cendres

les petits temples dans les champs, les statues bariolées, ou rongées par la lèpre du temps, les trainées de cire rouge, les traces de sang, les plumes, les cendres, la poussière, et parfois des traces d’une visite récente, odeur sucrée, sure de l’alcool de riz

l’été de la canicule parmi les canards du Pradeau, leur désarroi, leur crâne et leur dos pelés, leur désapprobation certaine et l’étrange rite cannibale qui les pousse à se dévorer mutuellement le croupion

les noirs d’Odilon Redon, leur maladresse presque saugrenue et certainement dérangeante, le ciel des étourneaux, les rivières de décembre

les grands illustrés de la bibliothèque aux portes grillagées du second

teuf, teuf, teuf, les bateaux qui avancent entre les rives hautes, les ribambelles hybrides sous le ciel blanc, buffles, palanches, chapeaux, vélos, la vie là-haut

les mèches de cheveux échangées, gardées, signets

l’incendie

les touches argentées du magnétophone posé sur la table basse du salon, record, lecture, rewind, un piano de voix entre dans la boîte noire, s’imprime sur la bande grise qui s’enroule sur les roues dentelées, isabelle maman mamie papa apée mamieapée

elle marche toujours devant

la cage d’escalier de la Renardière, après le virage à l’angle de la barre, vent fort à très fort qui force à plier le corps, après la gueule carrée du porche tenu par des caryatides désabusées, bonjour madame, l’ascenseur qui soupire, l’escalier de nougat mais qui sent la pisse et d’autres choses qu’on ne sait pas, des coulures, des traces sur le mur jaune, des bites chattes aux lettres cassées

les livres les livres les livres les livres les livres les livres partout tout le temps la géographie blanche et la vie de papier, bassins versants, confluences

les sons étouffés dans le poudroiement d’un matin pékinois.

le mort de Bretagne, les crapauds, la voix de la radio qui marche sur la lune, les minuscules crabes qui courent dans les flaques de mer, les épaules qui pèlent, le bruit du ressac, jour nuit jour

le coup de téléphone qui entre dans l’espace pour annoncer la mort d’un.e proche avec une voix inconnue, désincarnée, sans timbre, qui use des mots de circonstance, une voix qui n’a pas de bras où se réfugier, et pleurer, pleurer pleurer sans fin

Hélène, sa place est vide dans la classe, elle est marquée absente sur le cahier d’appel, plusieurs semaines, on ne sait pas, sa place brille avec les beaux jours, l’été qui approche, les grandes vacances, quand elle revient, elle marche avec une jambe rouge sous sa blouse, la maîtresse dit bassine confiture brûlure

les cheveux qui s’en vont

la fée d’hiver, ses yeux, ses seins, la neige

le corso fleuri, la procession, le papier crépon, les demoiselles d’honneur, les tableaux vivants, les manèges, les auto tamponneuses, les amoureux

le crachin de Limoges à l’heure de la cantine, entre midi et deux, la veste d’une autre époque qui sent la pluie, l’adolescence, les cigarettes au Consulat, la lucarne au-dessus de la buée des vitrines, le visage de Jacques Brel, il est mort

les slows, danses de lits à deux debout, enfouis l’un dans l’autre, Hotel California, le concert de Cologne, le cou, les cheveux, les mains, la langue

clac clac clac, les sabots suédois dans les escaliers du lycée aux interclasses et à la récré, les sabots en vacances sur les rochers coupants qui fendent la peau comme des couteaux, le sang, l’amoureux qui suit du doigt la trace, l’écriture de la blessure

le chien sans vie, le temple de Delphes

les demoiselles de Rochefort, les jupes et les bérets, deux sœurs, des amoureux, les déménageurs, Deneuve, Dorléac, la femme coupée en morceaux

la rue Jean-Jacques Rousseau et la rue Jean-Jacques Rousseau

la dinde de Noël

le petit vermicelle

le livre ouvert, caché sous la table

les yeux noirs, les cheveux noirs, les garçons filles, gracieux, polis, timides, pénétrant mot à mot nos langues lycéennes, enfants du peuple des bateaux débarqués de conflits lointains qu’on ne connaît pas trop

un matin d’hiver, la glace dans les bassins de Versailles

le chat couché dans la terre, les reliques

les films de Raoul Ruiz, Le mystère Picasso et Querelle de Brest dans un cinéma du côté de l’école de médecine

la vallée de Swat, les statues de schiste vert du musée de Peshawar, les façades en bois de son bazar, les étoiles de l’Hindou Koush

les lentilles de contact qui sautent des yeux comme des écailles n’importe où, inopinément, qui capturent la poussière, la glissent sous la peau des paupières comme du papier de verre, douleur des jambes de sirène

la couleuvre jaune et verte

la petite fille aux boucles noires autour d’un visage de tableau d’église, le dimanche, sur le chemin de Sainte-Bernadette et les lapins sans yeux qui rigolent au cimetière de Louyat

le jour sans la nuit d’un ultime voyage

les genoux couronnés, le mercurochrome, la cour de récré, les collants déchirés, le facteur n’est pas passé

l’épitaphe de la jeune morte dans le petit cimetière que les arbres mangent

les marionnettes

le ruban du petit cirque

les nuits dans le bruit de la mer et les parfums de juillet

les souliers abandonnés sur l’appui de la fenêtre de l’hôtel

où s’arrêter

nos voix

la vague

vos lèvres sur ma bouche

notre silence dans la pagode des parfums

les cendres

A propos de Catherine Bourzat

D’abord l’Asie, inconditionnellement. Plus d’un tiers de ma vie. Des voyages, des textes, des images, des publications. Depuis quinze ans, le grand saut : quitter Paris pour la vie à la campagne, la passion jardin, les chemins. Un jour, j’ai poussé la porte d’un atelier d’écriture dans un village du Quercy, puis d’un atelier virtuel avec le confinement. Et me voici aujourd’hui, intimidée et enthousiaste face à ce grand bouillonnement, avec l’envie d’y faire un bout de route.

4 commentaires à propos de “autobiographies #14 | quarante-huit cendres”

  1. Merci pour ces bouts de vies en accumulations d’images, et pour ces rythmes qui se brisent d’un coup, sur un incdendie

    • Merci d’avoir déroulé mes lanières de papier. C’était grisant de les écrire pour pouvoir les déposer sur le seuil de l’an neuf.

  2. cendres poussière Noir Redon une jambe rouge ou le crachin de Limoges. et l’alternance des phrases longues/brèves leur rythme ( le clac clac clac des sabots) 48 cendres de lumière. Merci