#P8 De deuil et de granit

La silhouette de la CX break ambulance, fine, en pointe à l’avant, surélevée, massive à l’arrière. Elle t’emporte.

Tu fais la course vers l’étage avec J., l’escalier sombre dont tu connais les marches irrégulières aux nez usés. Chut ! Arrêtez de courir ! Il se passe quelque chose. Du monde dans la maison, des visages sérieux. La chambre du premier étage à droite, celle qui donne sur la rivière. Tu jettes un œil au passage.

Les récits aimants de tes petites-filles et la mémoire imprécise de ces histoires. Ce qui reste de toi.

Les photographies que tu as transformées en souvenirs, et les vrais moments qui s’immobilisent dans ta mémoire.

Fantôme parmi les fantômes, ta silhouette courbée, le noir qui te recouvre, cet habit que tu n’a jamais quitté. Est-ce que tu le pleures encore aujourd’hui ? Deux enfants. Tu n’as pas eu le choix. Il a bien fallu tenir la maison, abattre la besogne.

Tu la vois assise sur le banc vert, sur le banc de pierre, adossée au granit de la maison qui lui va si bien qu’on pourrait les confondre.

Tu es assise. Tu te permets de t’asseoir. Une vie de labeur. Jamais oisive. Tu joues bien ton rôle d’ancêtre avec ton tablier sombre, le peigne dans tes cheveux gris. Un peu plus loin, les filles s’affairent, une aux fourneaux, une autre devant l’évier en pierre. Dans l’agitation domestique, tu portes un regard bienveillant sur l’enfant.

Tu es couché. Tu entends les bruits de la cuisine. Comme dans un halo, tu vois le buste de la vieille. Elle te regarde et pousse doucement les bords du berceau. Tu te redresses et le balancement te permet de voir par intermittence les femmes qui travaillent.

Tes mains sont rouges. Elles dégoulinent de sang. C’est le jour du cochon. Tant de choses à faire, il faut aller vite. Tu connais chaque partie de l’animal. Tu saisis les boyaux et les remplis de chair et de graisse, de la préparation de sang et de châtaignes. Tu trempes tes mains dans le sel et tu les lèches.

Tu parcours la maison de mémoire. La salle où elle sert les clients à toute heure, autour de l’unique table. Suze, Ricard, vin rouge. La cuisine, le carrefour de la maison. L’épicerie attenante. La salle commune avec la cheminée. La réserve avec le sol en terre battue et l’odeur de moisi, les caisses de bouteilles consignées de vin, de Pschitt !. La grande salle du demi-étage, le parquet en châtaigner et les deux marches pour accéder à la terrasse. Les quatre chambres du premier, les deux du second.

Tu es sur la terrasse, le long de la route, sous la treille qui fait la fierté de la maison. Les enfants, toute la famille vivent avec les clients. Tu vois défiler les habitués. Pasquarel qui gare sa Diane, jovial, casquette vissée, le sourire édenté, la noisette qu’il tend à l’enfant au creux de sa grosse pogne caleuse. Dubois (qu’on-fait-des-flûtes) sur son cyclo. P’tits z’yeux la tête haute, droit comme un i sur sa mobylette.

Tu la vois sur le banc vert, le long du mur de la terrasse. Tu la vois dans sa chambre, volets tirés, le lit aux draps empesés. Ne vas pas la déranger, elle se repose. Toutes les questions que tu aimerais lui poser.

A propos de Benoit Pinero

Aime à voir, aime à entendre, aime à lire, aime à écrire.

2 commentaires à propos de “#P8 De deuil et de granit”

  1. « Les photographies que tu as transformées en souvenirs, et les vrais moments qui s’immobilisent dans ta mémoire. »
    (de P8 à P9 ) « la préparation de sang et châtaignes … » et ce départ en commencement. Fort.