dialogue #03 | quand Deleuze buvait avec les flics Modiano n’était pas mort

Je suis suis allée directement à l’hôtel; quand je l’ai appelée pour confirmer notre rendez-vous, elle m’a semblé distante. Avec le téléphone on interprète souvent à tort.
—11h30 au Bar des amis rue des dames.
—j’y serai.
C’est le bureau qui m’avait réservé la chambre, une single de cet hôtel déclassé de la rue de Buci. Je me suis douchée et je suis descendue. J’ai décidé d’y aller à pied. Il faudrait environ une heure pour rejoindre la place Clichy;  trois ans que je n’avais plus respiré l’air de Paris, ni revu M.
Je traverse les Tuileries; des hommes en bras de chemise jouent aux boules.
— Stretto. ça marche!
Le serveur a une légère claudication. Un gravier dans sa chaussure sans doute.
Un café sous les arbres du jardin. Un café au soleil comme avant (avant quoi ?Je déteste ces assauts de nostalgie). Se rassurer de la permanence des choses. Répéter ses petits rituels.
À dix heures trente je passe devant les grilles qui surplombent la gare st Lazare. La verrière, les horloges, les quais déserts. Au rond point les rues avec chacune un nom de ville. Rue de Londres, de Moscou, de Lièges …
— Je cherche le rue d’Odessa.
Un couple d’anglais avec un chien.
— Odessa it’s on the other side near Montaparnasse. Take a cab
Place Clichy un drapeau rouge pend au bras d’une statue. Le ciel s’élargit en bleu; il a quelque chose de factice. Comme des yeux trop bleus. « De faux yeux » me dit toujours cet ami qui a lui même des yeux azur presque transparents. Les yeux de M. ne sont pas bleus. M. a les yeux noirs. Il est rare que la couleur des yeux varie. Ou à peine. ( ça te rassure de penser ça).
De l’autre côté de la place les Modiano s’alignent. Dans la vitrine de la grande librairie on a sorti ses Modiano. Le fait qu’on ne rate pas la mort d’un Nobel. On fait hommage et le corps est à peine froid.
— Modiano? tu es certaine, Marc a failli pleurer quand je l’ai appelé du train à sept heures  ( il avait fait sa thèse sur les itinéraires parisien dans l’œuvre de Modiano).
—En plus j’ai toujours préféré Simenon.
Là Marc a vraiment pleuré .
Pour rejoindre la rue des dames je passe par la rue Biot. Le Cyrano est fermé, le japonais aussi. Quant au fleuriste il a disparu. Rue des dames devant la boutique « strass, paillettes et escarpins (du 40 au 48) », je me retourne. C’est elle. M. et ses yeux noirs me regardent. M. porte un enfant. En me voyant l’enfant remue les bras, et pousse un petit cri. Sa tétine tombe. Je la ramasse.
— C’est drôle… on dirait qu’il te connaît.
— Il est à toi? (c’est ton enfant aurais-je du dire c’est pas un chien que je sache)
— Je l’avais confié à sa nourrisse, je ne pouvais plus m’occuper de lui ces derniers temps.
— Il s’appelle comment ?
— Raymond.
Elle semble heureuse de le tenir contre elle. Tout en me fixant de ses yeux noirs elle caresse la joue de l’enfant.
Trois ans. Elle me dévisage. Trois… nous nous regardons et quelque chose me trouble dans son visage. Elle s’est aperçue, sans doute, de ma surprise, une légère moue puis ce sourire qui m’a échappé quand elle a nommé l’enfant. L’enfant… son enfant… Raymond.
La tétine retombe, l’enfant s’est endormi d’un coup. Sa tête pend sur le sac kangourou. Je ramasse la tétine, M. l’enfouit dans sa poche et me dit qu’avant de se retrouver au café elle doit encore acheter des couches et du lait.
—Attends moi là bas. D’ailleurs il n’est que onze heures. Je dois aussi passer chez la nourrisse pour une histoire de clé. Tu as sûrement emporté du travail, elle rit d’avoir dit ça
Ainsi, après presque trois ans elle poursuit le cours habituel des choses et me parle comme si nous nous étions quittées la veille.
Je suis celle qui s’endort dans un train en marche et qui se réveille trois ans plus tôt. Pour se demander si… mais ce qui compte à présent c’est que nous allons nous retrouver et reparler.
Au bar des amis rien n’a changé. Enfin presque. Alice la serveuse est morte.
— À peine deux mois.
Le patron m’a reconnue.
— Fait pas beau ce mois de mai, il dit.
Rien n’a changé. Ou presque. Les mêmes affiches tannées. Le même bar en zinc d’avant le formica. Les chaises paille. Des mégots trainent sur le carrelage. Au bar des amis il semble que la fumée ne tue pas. Les flics de la rue Truffaut ont toujours fermé les yeux.
« C’est la faute à Deleuze qui boit avec les flics ». « Le bar des amis, c’est le bar à Deleuze », on disait. Il est mort depuis longtemps Deleuze qui habitait la rue Bizerte et buvait avec les flics.
« Deleuze, moi je l’ai bien connu », disait Alice qui entretenait le mystère. « Aux bars des amis on s’arrange à l’ardoise et c’est plein d’indics », disait aussi Alice qui est morte deux mois avant Modiano et plus de vingt après Deleuze.
Sur l’ardoise le plat du jour est passé à huit euros cinquante, un exploit pour Paris: Gratin salade ou entrecôte pommes sautées.
Je prends deux photos avec mon téléphone et je sors mon carnet.
— Un café, merci.
— Allez c’est ma tournée.
Le chien du patron dresse une oreille. Le même chien en vieux. Avant il aboyait sur les arabes et sur les flics. Pas sur Deleuze.
Je sors mon livre. Elle entre. Elle est seule.
Elle dit que finalement elle a laissé Raymond chez la nourrisse.
— Ce sera plus pratique pour se parler.
Elle retire son manteau. Sur son chemisier vert il y a une tâche, une auréole de lait je pense. Je la trouve amaigrie. Sa veine ressort autant qu’avant sur la tempe. Belle. Toujours.
—C’est encore  trop tôt pour le plat du jour?
— Je peux réchauffer celui d’hier
— Avec un pichet de rouge, merci.
Elle passe une main dans ses cheveux coupés courts à présent. Elle me sourit. J’ai envie de me lever et de la serrer contre moi. J’ai envie de l’embrasser. Comme avant.
Le patron dépose le pichet sur la table et deux verres.
— Cuvé du Roussillon, il dit en nous servant et en nous gratifiant d’un large sourire. Un peu plus et il pourrait s’assoir. Quatre flics entrent. Il repart en cuisine.
— J’ai souvent pensé à ce moment mais jamais imaginé que ce serait…
— Raymond c’est pas mon fils…
Il y a quelque chose de doux dans son regard.

J'ai essayé dans un premier de coller au texte de Modiano et de jouer avec lui . Après ça s'est déroulé (en farce) Aimé me promener dans des rues que j'ai bien connues  


A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

5 commentaires à propos de “dialogue #03 | quand Deleuze buvait avec les flics Modiano n’était pas mort”

  1. « Je suis celle qui s’endort dans un train en marche et qui se réveille trois ans plus tôt »
    Merci Nathalie Holt.
    Nous faire ainsi si subtilement nous « demander si ».
    Bravo, bravo, bravo.
    Vous emportez
    Merci Nathalie.

  2. Le lecteur navigue entre Simenon et Modiano dans un Paris en noir et blanc. Bravo.

  3. J’ai fini la lecture loin de la place Clichy, en Limousin. La seule chose que je sais de Deleuze c’est qu’il a écrit Mille Plateaux sur le plateau de Millevaches. Ah aussi, que j’ai commencé à lire L’anti oedipe dans un train pour Fécamp. J’ai arrêté à la page 2, définitivement. Merci pour ces voyages, Nathalie.

  4. (ah tiens justement, je me disais taleur : sur les post-it parfois on trouve (aussi) (enfin sur ‘arrière, sur la colle) un peu de poussière – ou un grain de able – un tout petit caillou comme dans la chaussure du serveur -enfin) (mais oui – Modiano pas mort !)