hors-série #2 | l’absence

Tu attends qu’ils sortent, une course en ville, une partie de bridge, parfois un dîner, tu tends l’oreille, guettes le bruit régulier du moteur qui s’éloigne, assurée que la deux chevaux a bien franchi la nationale, tu te laisses choir sur le divan, avec l’intention ferme de ne pas bouger, bras écartés yeux ouverts jambes pendantes, clouée par le vide, l’ennui, le silence s’étale dans la pièce, tu écoutes le silence, comptes jusqu’à vingt, trente, cèdes à l’impatience, tu montes l’escalier lentement, il n’y a personne pour t’entendre mais tu aimes te glisser dans cette peau étrangère, tu te trouves bien élégante à monter ainsi les marches, retenir l’élan, maintenant tu es devant la chambre, la porte est ouverte, tu restes un instant sur le palier du sanctuaire, tu fais un tour rapide du regard jusqu’à la découvrir sur l’étagère dite hindoue, tu traverses la chambre comme il te semble le ferait un fantôme, tu t’approches du meuble en bambou, à pas légers de fourmi, le parfum de ta mère flotte encore dans l’air, tu es là en douce, en cachette, tu as peur de laisser des traces sur la mousse épaisse de la moquette, ton cœur s’accélère, on pourrait apprendre que tu es entrée dans la chambre, mais tu avances et ton regard est tendu vers elle, vers sa beauté fragile de porcelaine, sa pâleur lisse et brillante, ses doigts longs et fins, légèrement écartés, enroulés en torsion délicate, une caresse silencieuse, tu avances, tu peux désormais, sur la pointe des pieds, poser tes mains sur la troisième étagère — ce que tu as grandi—, tu pourrais — crois-tu — l’observer pendant des heures sans même la toucher, tu pourrais la casser rien qu’à la regarder, tu as — penses-tu — ce pouvoir étrange, dans l’émail brillant apparaîtrait alors une fêlure, une ligne de cœur ou de chance, tu lèves ta main dans l’air comme tu as déjà vu faire les danseuses classiques, tu essayes de reproduire la posture élégante des doigts, mais ce geste ne t’appartient pas, un geste de femme quand la pulpe rebondie de tes doigts se tord maladroite, le majeur et l’index ne savent pas se courber, alors tu finis par caresser la paume de porcelaine, t’attardes sur la courbe du poignet, émerveillée par la perfection de cette main, frêle et douce, longue, blanche, il te semble que ce pourrait être la main de ta mère posée là sur la tresse vernie de l’étagère, sa main qui distrait l’absence, le temps trop long depuis leur départ, ce vide qu’ils laissent chaque fois et t’inquiète toujours un peu, pour ça que tu viens dans la chambre, pour la présence de ta mère dans la main de porcelaine, pour les bagues accumulées sur les doigts délicats, topaze et rubis d’un autre temps, tu n’oses pas les essayer, tu as peur qu’elle le remarque, ou pire qu’un de tes doigts rebondi reste coincé dans l’anneau précieux, alors tu serais démasquée et déjà le jour cède, et il te semble au loin entendre le cliquetis rassurant de la deux chevaux qui descend la côte du bourg.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

23 commentaires à propos de “hors-série #2 | l’absence”

  1. et ce petit miracle de lui tenir la main jusque dans le « hors série ». Émotion très forte à te suivre vers cette main là (sur l’étagère de leur chambre elle était noire)

    • peut-être bien que c’est là que ça a commencé cette histoire de main… merci Nathalie, et ce soir enfin vais pouvoir m’atteler à découvrir les objets de chacun.es

  2. Je suis homme, je ne sais pas si c’est lié, mais jamais je n’aurais pensé à cet objet, merci pour ce joli voyage en pays étranger .

  3. J’ai imaginé plein d’objets en suivant cette traversée de la maison sur la pointe des pieds et celui qui apparaît est magnifique et magnifiquement révélé.

    • merci Michael, j’ai lâché parce qu’au départ je pensais même pas y aller, mais sans doute je pourrais pousser un peu…

  4. C’est tellement beau!! Et cette phrase « tu pourrais la casser rien qu’à la regarder » touchée en plein cœur…

  5. Tout est contenu dans l’attente de cette longue et unique phrase qui tient l’absence. Bravo !

  6. Très beau texte. Très bel objet que l’on découvre avec les yeux de l’enfance. Comme c’est juste ! Rien n’est  « trop ».

  7. @rebecca, @cécile, @clarence et @francoise, merci pour vos passages et messages bien stimulants

  8. Captivant, on se laisse prendre par… la main et tu nous conduis dans tes mots avec douceur et justesse. Très beau texte, très émouvant.