hors-série #2 | Gitane maïs

Posée sur la margelle du puits quand on abreuve les bêtes, c’est une danseuse cassée, brin de paille tout sec, viendra se ficher seule toute la journée entre les dents, saignant son jaune sur le tracteur qui tremble, c’est un cerf, un cygne entier, poitrail gorgé de brume, danse dans les narines de pépé, fine poussière de miettes, craquent les os d’oiseaux, la salive en jachère fait les remous, mâche et mâche dans l’effort, elle bique du visage comme une sauterelle grillée, son nez de bistre, hante l’archer du regard, se gorge d’insultes quand le corps dérape, quand le corps disjointe et s’épuise, mâche et remâche la vie tordue, rarement s’étiolent les volutes, juste un bâton dont on tire l’effort, fulmine arrache le suc, jaune et sale, l’encre rance tatouée sur les doigts, l’or de combat qui pousse sur la bouche, le va-t’en guerre, le pousse à jaillir, fait l’effroi des bébés et le ravissement des gosses, qui miment l’asticot qu’on allume avec vaillance, juste le geste de cramer sa revanche, le regard plissé façon cow-boy, le front rempli de méninges qui brûlent les rancoeurs, faut rendre à la vie ce qu’elle t’a flanqué mal, l’arrogance du justicier, les semelles qui traînent, le goût de la terre battue, l’odeur éreintante qui broute l’intestin, qui va avec le roquefort avalé au matin, encore sèche elle colle au café noir, le jus de réglisse dans la gorge, sang noir, boue articulée du bout des lèvres, crachée parfois sur les godasses, dans l’odeur du gasoil, le tremblement du moteur, terre retournée, fait vibrer les souvenirs, suffoque mon pépé, à tant mâcher, mâcher le trop rude de la vie bataille, que je le revois ce matin : amputé de sa jambe gauche, replié le front contre la cheminée, la casquette à la main, pleurant, pleurant rouge, pleurant braise, debout sur le moignon coupé de sa dernière gitane.

A propos de Françoise Breton

aime enseigner, des lettres et du théâtre, en Seine-Saint-Denis, puis en Essonne, au Cada de Savigny, des errances au piano, si peu de temps pour écrire. Alors les trajets en RER (D, B, C...), l'atelier de François Bon, les rencontres, les revues, ont permis l'émergence de quelques recueils, nouvelles, poèmes. D'abord "Afghanes et autres récits", puis en revues "Le ventre et l'oreille", "Traversées", "Cabaret", "La Femelle du Requin"... Mais avant tout, vive le collectif ! Création avec mes anciens élèves d'Aulnay-Sous-Bois de la revue numérique Les Villes en Voix, qui accueille tous les textes reçus, photos, toiles...

23 commentaires à propos de “hors-série #2 | Gitane maïs”

    • Un vif merci ma chère Danièle… il faudra que je t’envoie une proposition de mes élèves de théâtre sur un de tes textes (surprise !), je t’envoie cela par mail (wetransfer pour la vidéo) ce week-end, promis !

  1. Texte très fort, la scansion par les virgules emmène le lecteur jusqu’au terme tragique du texte, émouvant, juste.

    • Un grand merci cher Bruno, c’est effectivement la consigne de François (le zoom d’hier soir, nos échanges) qui m’ont entraînée dans ce sens, la trajectoire au galop fait germer des images… Très belle journée à vous (vais de ce pas lire votre proposition itou 🙂

    • Aaah Fil, c’est formidable – exceptionnel, rude, fou – d’avoir vécu cette expérience des travaux, le compagnonnage d’hommes prêts à tout donner pour construire, cette philosophie du bâtir (même lors des pires intempéries), ce « faire au futur » que prône François, c’est ainsi qu’il nous faudrait bosser. Très belle journée à vous Fil !!

      • Merci pour ce commentaire sensible !
        À l’époque des chantiers, je voulais écrire de la poésie sur les sacs de ciment…

  2. Cette « danseuse cassée » me fait trembler. « saignant son jaune sur le tracteur qui tremble » Quelle splendeur ce texte le « goût de la terre battue, l’odeur éreintante qui broute l’intestin, qui va avec le roquefort avalé au matin, encore sèche elle colle au café noir, le jus de réglisse dans la gorge, sang noir, boue articulée du bout des lèvres, »… Merci

    • Un immense merci chère Nathalie pour votre regard si sensible et bienveillant… Je suis allée découvrir votre univers étonnant, qui marque tellement… je crois sincèrement à ce qui va advenir de votre « livre » (comme on dit entre nous), ses tours et détours qui ne lâchent pas le thème originel, et qui s’en éloignent que pour mieux nous surprendre…

    • Cher Ugo, quand on écrit et qu’on découvre vos mots… c’est un choc, une tramontane, ça remue du diable, un torrent dont on a conscience de vivre la bataille, dans une énergie qui nous est commune, car les mots qui portent sont rassembleurs et peuvent nous mener loin ! alors vais de ce pas lire vos derniers prodiges 🙂 belle journée à vous, surtout !

  3. Très beau, tellement… puissant (oui, je sais, c’est un peu nul comme qualificatif mais j’en trouve pas d’autre). Des mots qui retournent.

  4. le texte me touche beaucoup, suis grande amoureuse des cigarettes que je ne fume qu’occasionnellement… passage sur le PDF aussi, impressionnée, pas tout lu, ni en profondeur, juste attrapé quelques bribes pour voir comment vous répondiez à mon questionnement sur les pronoms, ai senti une liberté que je vous envie

    • Un grand merci chère Caroline pour tous ces mots, ces visites généreuses, ce voyage aussi dans vos paroles-volutes, ce flux doux et tranquille qui fait tellement de bien… Douce journée à vous !