#L9 Sans titre

J’aime encore rêver que l’on peut arriver à la maison par le chemin. Comme à chacun de nos retours. La Viassà – C’est de ce mot patois qu’elle a toujours désignée – quelque chose comme la mauvaise voie, au sens de voie grossière, un mot péjoratif où de gros cailloux glissants s’accumulent. Impossible de mieux le traduire. On trouve encore de ces sortes de dallage de pierres dans les chemins de montagne, sur d’anciennes voies romaines : pavage rustique dans lequel il y a des manques. On s’y tord volontiers les pieds et il est toujours dans la pente. C’est le lieu où le patois remonte à nos lèvres. Langue brutale des ancêtres et de l’enfance. Langue de l’été partagée avec les arrières-arrières-grands-mères. Langue et lieux du cœur. I na peuss’ pi ! I sou trëp’ stanca ! Am’ manqua ël fià… disaient elles, arrivées au pied de la colline. Et c’est en bas de ce chemin que l’été a toujours commencé. On entre sous son tunnel d’arbres, berceau à l’envers, à l’ombre de ses dentelles mouvantes. Les pas réveillent un écho assez mou de terre humide et noire entre les cailloux lisses où la couleuvre, parfois, s’entortille mais, surtout, une odeur de cave s’y lève avec celle du foin coupé dans les près tout autour. Sous les aulnes et les frênes, des insectes s’affolent dans les trouées de lumière. Arrivée en haut, là où s’ouvre l’esplanade, apparait enfin la maison brutale et blanche.

Mortes  –  les mains – tombées  –  béton sur les genoux  –  devant les yeux  pas de couleur  –  dans la bouche du coton sec  –  à avaler  –  le son  –  entendre  –  reconnaitre –  le sang éperdu dans les oreilles  – jusqu’à venir battre aux tempes   –  le torse  –  résonner  –  en ondes  –   petits cercles de plus en plus grands  –  se lever –  se tenir debout  –  marcher  – droite  –  douleur  à l’instant  –  poignard faible  –  gauche  –  couteau émoussé  –  planté  –   poignarde la cuisse  –  et les bras  –   soldats   –   droite  –  et gauche  –  porter  –  sa tête  –  son corps  –  organes durcis  –  à l’intérieur d’une enveloppe flasque   –   un feu  descendu au  ventre   –  et qui tape et qui tape   –  déferle  –  écume  –  ressac    –   noyau riche  –   rouge orangé  –  une boule remonte  –  roule vers la gorge  –  les lèvres maintenant   –   chaleur coulant dans le dos entre les reins rien qu’une goutte    –  en stalactite de glace   –  tremblante 

Afflux de sang sauvage et neuf cogne aux tempes derrière un galop de sabots  –  piétinements innombrables perdus dans l’immensité d’une terre dure et sèche  –  vertige à traverser à toute allure des tessons de lumière coupante violente et vibrante –  des cercles de feu rouge orangé  devant les yeux  –  couteau émoussé d’un cri planté de travers fouillant le crâne  –  avec l’éblouissement d’un été crépitant de moucherons frivoles et têtus sous un soleil serti de fulgurants halos blancs retentissant  –  tape et déferle  –  précipité de bulles précises  –  champagne  dessinant jusqu’au bout  –  un corps 

Le vrombissement des mouches, ils l’avaient presque oublié, le velours agaçant de leurs pattes courant sur leurs bras, sur leurs joues, à la recherche du sel de la sueur de leurs commissures, et qu’ils chassent tous les quatre des mêmes gestes se répétant à intervalles plus ou moins réguliers. Les stridences des grillons semblent accentuer encore le bleu du ciel.

Buvards de nos pleurs, de toutes les larmes de nos corps, il boira aussi bien l’encre de la plume, du stylo qui fuit, la peinture et le sang de nos blessures, la morve de nos rhumes, la sueur de nos courses, et nos mains de saletés vite torchées, mouchées puis cachées, tassées au fond de la poche, oubliées. Ange déchu. Qui a un mouchoir ?  Et à combien de jeux aura-t-il servi ? Combien de fois à le trainer, à faire le tour des enfants assis en rond à le laisser tomber derrière un dos pour s’enfuir avant d’être rattrapée ? Combien de masques d’enfants cow-boys, de mouchoirs drapeaux blancs toujours blanc pour dire pouce, noués à une baguette ? Combien de pansements autour d’un genou écorché, de garrots approximatifs pour ensuite claudiquer, incertain héros blessé qui dure encore un peu, et dont la mort, la fin du jeu, ainsi reportées, retardées? Et combien de chapeaux, avec des nœuds aux quatre coins pour tenir sur la tête les jours de lumière trop blanche ?Combien de secrets contenus dans ses nœuds ? Combien de petits sous ? Mon arrière-arrière–grand-mère se servait de son mouchoir comme d’un porte-monnaie menu, d’un coin noué sur trois sous. Et si cette blancheur révolte contre toutes nos noirceurs intérieures. Nos biles, nos crachats, absorbés. Cachés. Au dehors, la lumière l’irradie, fleur à peine flétrie, dans le creux d’une main, contre un front blanc. Il passe, essuie, éponge, boit. On ne voit rien. Il garde tout. La tache, le trouble.  Ses récoltes. Nos révoltes.

La courte frange du pré est encore raccourcie par la perspective et les plus hautes herbes attrapent la lumière, ondulent en une houle légère. La brise traversant les épis des dactyles les emmêle aux violets des luzernes, aux feuilles des bromes, secoue doucement les fleurs blanches des trèfles, les lotiers jaunes déjà couchés. Le regard, en montant, rencontre des buissons aux pieds desquels se recroquevillent d’anciens rameaux séchés, diverses écorces, des coquilles d’escargot, des entassements clairs de pétales morts d’un cerisier, un puzzle de minuscules débris d’œufs d’oiseaux encore légèrement teintés de bleu. 

Un examen rapproché et plus approfondi y découvrirait un bouton de nacre usé et sale sous des brindilles jaunies, éparpillées comme un jeu de mikado, de petites mottes de terre dure coiffées d’une pelouse miniature sur laquelle se sont amassés : miettes, poils, filaments ténus de végétaux, un minuscule bout d’étoffe effilochée et sans couleur, des poussières, scories de noyaux, pépins, des grains jaunes et noirs de divers pollens, avec, tout autour, des galets blancs, gris veinés de blanc ou d’un noir uniforme et luisant, des insectes vivants ou morts, des ailes cassées, ébréchées, de libellules, de mouches ou de bourdons. Dans de petites cavités naturelles ou l’empreinte mise à jour d’un caillou que le passage d’un animal a déplacé, des trous dans la terre lisse, puis une dent, quelques plumes, un long cheveu blond et brillant accroché tout vibrant à une courte épine, le duvet gris frissonnant d’oisillons près d’un nid tombé d’un arbre et qui porte encore la rondeur parfaite de son berceau, des petits os blanchis, une griffe, des fourmis noires, le bras droit minuscule d’une poupée en plastique — ses ongles peints d’un unique trait maladroit de vernis rose — l’assiette d’une dinette d’émail bleu maculée de terre, à moitié cachée dans l’herbe courte sous la souche d’un frêne. Tout près, de longues ronces rampent hors du sous-bois, vers la lumière. 

Elle observe et lit absolument tout ce qui passe devant ses yeux. Ainsi le livre de la cocotte-minute, avec sa couverture cartonnée divisée en cinq rectangles de teintes différentes, contenant chacun un portrait en buste : Une jeune femme à cheveux courts sur un fond framboise. Vêtue d’un corsage jaune pâle, au col largement ouvert et d’une jupe (ou un tablier) bleue, sa tête est légèrement penchée sur le côté, elle semble attendre le verdict — bienveillant — de ses convives. Très certainement, elle vient de quitter les préparatifs qui la retenait en cuisine, car elle tient encore une cuillère en bois à la main. Au-dessous d’elle et en léger décalage, sur fond de couleur orangé, une femme visiblement plus agée — bien qu’elle n’ait pas les cheveux blancs — est vêtue d’une robe noire à manches longues, qu’un tablier blanc protège. Les deux bras repliés, elle a réuni ses mains sur sa poitrine et, tout comme la femme à l’allure plus jeune au-dessus d’elle, elle semble souhaiter ardemment l’approbation d’une assemblée familiale réunie mais invisible. Sur la partie gauche de la couverture, un homme est là, sur fond gris, les cheveux noirs répartis sagement de part et d’autre de son visage glabre et souriant, il a retroussé les manches de sa chemise bleu ciel et, sans avoir pris le temps de dénouer sa cravate noire, il a passé un tabler de cuisine rose autour de sa taille et, de sa main gauche,  brandit une cuiller en bois. Sa mimique, bouche un peu pincée, semble vouloir prendre à témoin son entourage : il va agir en cuisine !  près de lui, plus bas sur la page, deux portraits d’enfants : une fillette à longues nattes brunes retenues par plusieurs tours d’élastiques jaune citron, tient une assiette et porte de sa main gauche une cuiller en bois vers sa bouche souriante — cuiller en bois qui semble avoir déjà servi aux deux autres protagonistes (le père et la mère, sans doute ?) ainsi qu’un témoin passé d’image en image—  et se détachant sur un fond bleu roi, un garçonnet hilare, une serviette à carreaux vert et blanc nouée autour du cou, l’index droit à sa bouche — vient-il secrètement de gouter à la préparation ? En tous cas son air espiègle le suggère — complètent la couverture du livre et sont répartis autour d’un dernier rectangle plus grand que les autres, occupant le centre de la composition :  sur un jaune citron apparait le fameux super ustensile, produit de l’art industriel, qui semble vouloir illuminer les gestes quotidiens nécessaires à la préparation des repas, nécessaires à la satisfaction d’un besoin essentiel qui est de se nourrir. La cuisine n’est pas encore envahie de technologie et on se laisse subjuguer par la nouveauté, même si le mode de cuisson n’est pas si révolutionnaire que ça, puisque c’est toujours par le feu de bois qu’on la porte à ébullition mais, ce que montrent ces images, c’est combien ces machines rendent attrayant le quotidien de la ménagère à sa cuisine, lieu d’un plaisir essentiel, celui du bien manger qui réunit à la fois la famille autour de célébrations et/ou les amis. Par l’image le progrès était rendu possible, à l’heure où un kilowatt, ou presque, suffisait aux besoins en électricité de la famille. Ces images colorées, ces photos, où les poses des personnages étaient savamment étudiées et soignées, se situaient en marge de la vie réelle et pourtant elles mettaient en œuvre des personnages bien réels et identifiés : le père, la mère, les enfants. Une famille « normale ».

Les affiches de publicité elle les dévore aussi, avec l’envie de s’y trouver plongée dans ce monde dessiné, parfait, sans ombres dans les aplats de couleurs intenses  — le bleu roi de l’homme aux bras croisés et qui sourit, l’air heureux, cigarette fumante aux lèvres. On le croirait contemplant un paysage et tout à fait satisfait de la vue qui s’offre à lui, depuis la fenêtre où il est accoudé, panorama invisible pour celle qui regarde l’affiche, comme une scène en plein ciel, avec seulement quelques jolis nuages au-dessous du personnage. La fenêtre est encadrée de deux volets largement ouverts constitués de fines cigarettes blanches empilées et celle que le personnage est en train de fumer, retenue serrée entre les lèvres pincées — la bouche représentée d’un simple trait rouge — se consume en un mince filet blanc montant léger jusqu’à former une auréole bleue au-dessus de la tête de l’homme. Ses cheveux bruns sont éclairés, côté gauche, par la couleur jaune des larges lettres formant « Disque Bleu », comme s’il s’agissait d’une enseigne lumineuse ou l’éclairage d’un soleil couchant. 

Chaque semaine un employé vient poser une nouvelle affiche sur la paroi de planches de la vieille grange. Elle l’observe étaler la colle en longs badigeons à l’aide d’un balai plongé auparavant dans un seau et en couvrir toute la surface des planches.  Enfin, avec précision et l’aisance dûe à l’habitude, l’affiche étant maintenue bien droite, du bout du balai, puis lissée sur toute l’étendue, pour apparaitre enfin déployée : le dessin se déplie, les chatoyantes couleurs vives s’étalent avec, par-dessus, des lettres formant des mots noirs sur ce fond coloré, comme un monde en recomposition, un bourgeon flétri d’abord, qui se découvrirait, s’ouvrirait, sous ses yeux d’enfant —  il lui était demandé de veiller à ce que personne ne vienne déchirer l’affiche et, chaque jour, elle la considérait, de plus en plus usée à mesure que les jours passaient, les couleurs perdant de leur intensité en raison de la lumière trop vive du soleil de l’été ou de la pluie qui finissait par recourber les coins superposés de l’empilement collé des réclames. Mais, grâce à elles, se succédant, se diversifiant chaque semaine, elle a pu déchiffré son tout premier mot : « PHILIPS », seule, elle l’a prononcé tout haut, pour le faire vivre croyant lire le prénom Philippe. Sa mère l’encourageant, lui avait appris qu’il s’agissait-là, non du prénom d’une personne mais d’une marque et qu’il fallait en prononcer toutes les lettres, ce qui donnait filipse

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !

2 commentaires à propos de “#L9 Sans titre”

  1. ce fragment sur le mouchoir… et puis le reste, impressionnée… tu nous mettrais pas un petit titre ?

    • Merci beaucoup Caroline… en fait, ce texte sur le mouchoir a été pillé… d’un ancien atelier et quant au titre, j’hésite car ces fragments vont se trouver répartis dans le texte « Ce pays »… Difficile pour moi de les réunir sous un même titre…