# le double voyage #04 | Itinéraire bis

# parking

J’ai ouvert la portière de mon côté, celui du conducteur et, actionnant la barre du siège, située à sa base, l’ai fait glisser à son maximum vers l’arrière pendant que je faisais de même avec mes jambes vers l’avant. Les yeux fermés, les oreilles bouchées par l’altitude, 1070 m indiqués en blanc dans un petit panneau noir au bord de la chaussée, je roule ma nuque sur le repose-tête et étend mon dos, j’entends le passage sifflant des camions, proches. Leur écho se mêle aux vibrations de leurs roues sur la chaussée et aux basses de l’autoradio encore en marche.

Je sens l’absurdité de ces kilomètres, tous ces kilomètres tortueux enserrés au cul d’une vallée encaissée. J’y ai avec persévérance, dans un jeu d’arcade grandeur nature, frôlé et dépassé ces gros tonnages, immatriculés dans toutes l’Europe, parfaites images d’un capitalisme ignorant des frontières, en transit, venus du nord direction plein sud, commandités de l’ouest, pilotés par des manœuvres de l’est, et qui, maintenant, mon moteur au repos, me repassent devant. Bon petit soldat de l’asphalte, je m’imagine, la halte finie, les reprendre un à un, dans un petit manège complice, prêt à refaire mon tour, gratis, après chaque arrêt. Ainsi va la route, un univers clos sur lui-même, une destinée à elle seule sa propre règle, acceptée tacitement par tous ses passagers, une piste avec ses joueurs. Le flots des immigrés rentrant au pays, lui, n’a pas suivi cette bifurcation, et continue tout droit par l’autoroute, on les retrouvera trois cases plus loin et quelques kilomètres après.

Muscles et temps suspendus, une humidité traine sur ce haut de col et empêche de se projeter dans le relief, annihilé, le regard rabattu malgré lui sur un périmètre restreint. Les pentes boisées de l’ascension ont cédées la place à un sol plus rude dont on perçoit quelques affleurements rocheux, marron et gris. Ce temps-là s’impose plus qu’il n’est pris, le lieu n’a rien d’agréable et l’exploration de l’espace alentours en recherche d’un coin un peu en retrait pour le pique-nique ne donne que sur des levées de terre de remblai, terre et caillou. Le déjeuner est vite avalé, l’envie de s’attarder manque mais la route, dont on entend en périphérie le bruit assourdi par la brume, encore longue, commande un repos forcé et résigné. Alors, on s’accorde encore quelques instants de mastication lente et besogneuse, avant de trouver refuge dans un café/auberge, bâtiment de bois et de béton mêlés, reproduction massive et sans charme des chalets du pays. Il marque de ce côté la frontière du territoire du parking, excroissance en prolongement de la chaussée sans délimitation nette, territoire d’une mutation qu’on pressent continuelle, avec sans doute quelques habitués, des locaux, des gens du coin ou des routiers aux trajets réguliers et aux repos bien calés et puis quelques têtes, comme la mienne, hagardes et étourdies par cette montée sèches après l’entonnoir d’en bas. Ce n’est pas un espace à touristes plutôt une aire de besogneux, de petits artisans ou commerçants et de pourvoyeurs de marchandises, beaucoup de denrées agricoles, et de matériaux bruts. Personne n’aurait eu l’idée de les appeler travailleurs de la première ligne, alors on ne les appelait pas. Montée une volée de marches, poussée une lourde porte à double battant, je pénètre dans une pièce tout en profondeur, bordée d’un bar sur sa longueur.