#P12 | l’inventer vrai

1 Joel regarde son ancien hôtel qui brille comme au temps de sa jeunesse. Il a lui-même aidé à repeindre la façade, les colonnades, et aussi l’enseigne qui danse sur des gonds huilés, le nom de toujours remis à neuf, en ocre sur fond jaune, et il n’est pas mécontent de son travail. Bob a ajouté une rangée supplémentaire de bungalows, cela fait, en tout, douze chambres de tailles différentes, prêtes à accueillir le monde qui passe. Le parking a lui aussi été agrandi aux dépends du musée de ferraille qui, selon Bob, ne servait qu’à accumuler de la poussière, une seule voiture en garde la mémoire, une coccinelle dont la carrosserie a été repeinte afin de reproduire à grand renforts de rouges orangés le coucher du soleil qu’on voit à partir de la terrasse protégée par un auvent rabattable en prévision des ouragans ou des tempêtes de sable. C’est propre et vivant. Même les vieux acacias semblent avoir rajeuni. Tous les matins, à son arrivée, Joel mesure l’effet que l’ensemble produit à partir de la route et sourit de satisfaction. Il n’a pas encore accepté l’invitation de Bob de venir habiter l’hôtel, mais il y pense sérieusement, surtout parce que Zirca, la chienne qui l’a adopté quelques mois plus tôt, semble aussi avoir adopté Bob et ne se fait pas prier pour l’accompagner partout où il va, principalement du côté du petit jardin où vivent les paons et les dindons. Il se sent bien. A encore une certaine difficulté à s’habituer à la nouvelle décoration du bar qui fait aussi office de réception. L’espace est plus grand, c’est un fait, car le comptoir a été reculé et beaucoup du bric-à-brac qui s’y était accumulé est parti à la poubelle. Les gros fauteuils en cuir autour des tables basses l’intimident un peu, mais les murs se sont repeuplés de photos anciennes qu’il a rendues à Bob et qui retracent l’histoire de l’hôtel au long des décennies. Celle où figure son grand-père est revenue bien en évidence comme un hommage au précurseur qui a aidé à ériger la ville. Le vieux piano a été tant bien que mal rafistolé et Joel se réjouit qu’une des remises qui servait à empiler des bouteilles vides soit maintenant transformée en salle de billard. Bob lui demande conseil sur tout ce qu’il veut entreprendre et même si le dernier mot lui revient toujours, Joel est content de pouvoir donner son avis. Il se revoit dans ce projet qui renait des cendres, et il lui semble avoir gagné sur l’échiquier des grands moments. Plus question de partir et d’abandonner la ville où il a toujours vécu. Bob n’est pas un grand parleur, il se renfrogne même quand il s’agit de son passé, mais Joel parle pour deux et est sûr d’être écouté, ce qui ne lui arrivait plus depuis longtemps. En fait, s’il y pense bien, depuis que Zirca est entrée dans sa vie, tout se passe à merveille. Curieux, non ? Donc, oui, un de ces jours il prendra définitivement le chemin de l’hôtel et viendra occuper une des chambres du premier étage, complétement rénové, en essayant d’oublier les moments terribles qu’il y a vécus. 2 Alors, c’est là que t’es venu te cacher ? Bob pose immédiatement le verre qu’il tient dans la main de peur que celle-ci ne commence à trembler. C’est une femme qui lui parle, assise de l’autre côté du comptoir, un sourire aux lèvres. Elle n’attend pas de réponse et enchaine aussitôt : Je me demandais bien où t’avais bien pu aller après ce qui s’est passé à l’aéroport, je m’attendais pas à te trouver ici en train de faire le barman. Bob a eu le temps de se ressaisir et veut la faire parler. A l’aéroport, vous m’avez vu à l’aéroport ? Il ne souvenait pas de son visage. C’est ce que je viens de dire, tu m’as même fait perdre mon avion ce jour-là. J’ai dû passer la nuit à l’hôtel à cause de toi. Tiens, tu me dois au moins le verre que je suis en train de boire maintenant. Alors, ils t’ont emmené en taule ? Qu’est-ce que t’avais fait ? T’avais de la drogue ou quoi ? Il se défend : Mais non, c’était juste un contrôle de routine, j’arrivais d’un autre continent. Bob se souvient parfaitement de ce contrôle et de ce qu’il a dû endurer pendant un interrogatoire qui s’est prolongé pendant plus d’une heure. Il a cru effectivement qu’il allait finir en taule. La femme déjà reprenait son discours. Et à cause de toi, on a tous eu droit à une vérification redoublée. Quand ils aiment pas une tronche, ils te le font savoir. La mienne leur est pas revenue. Alors, comme ça, t’es innocent comme un petit bébé ? Pendant qu’elle riait, il pouvait voir les tendons de son cou se raidir et des poches sombres se former sous ses yeux d’une couleur indéfinissable. Juste pour la forme, Bob murmure quelques mots :  Je suis désolé de vous avoir fait perdre votre avion, c’était pas dans mes plans. C’est quoi cet accent que t’as ? T’es pas d’ici. Bob sort immédiatement sa réponse apprise par cœur. Non, je viens de Nouvelle Zélande. La femme repart de plus belle. T’as pas l’accent néozélandais non plus. Bob reste en silence. Il ne doit pas d’explications à cette inconnue. Parler le moins possible, c’est ce qu’il se dit toujours, puisqu’il n’a de comptes à donner à personne. La femme n’insiste pas.  Bon, de toute façon, ça me regarde pas. Paie-moi encore un verre et on est quittes. Et je voudrais aussi une chambre. La six est libre ? Bob prend de dessous le comptoir le livre de registres et fait semblant de vérifier pendant que la femme attend avec un regard ironique. Oui, la six est libre. Il lui tend une fiche toute neuve et la laisse seule car un groupe de motards a déjà occupé tous les fauteuils au fond de la salle. A ce rythme-là, il va falloir qu’il embauche quelqu’un de plus pour servir les clients. Pour l’instant ils ne sont que trois, lui, le cuisinier et le fils de ce dernier qui vient trois fois par semaine lui donner un coup de main. Le temps de noter les commandes et de les refiler à Jack, voilà Joel qui sort de la salle de billard pour prendre un renfort de bières. Il lui fait un clin d’œil comme pour lui dire que tout marche sur des roulettes. C’est un vendredi soir, la maison est à moitié pleine, ce qui pour un début n’est pas mal du tout. Quand il revient à son poste, derrière le comptoir, la femme a déjà rempli le formulaire et l’attend. Il lit son nom : Alice Weber, prend la clé du bungalow numéro six et la pose près d’elle. Comme convenu, il lui sert un autre verre de whisky. Toujours son air un peu moqueur. Tu bois pas ? Sers-toi un coup pour me faire compagnie. Il s’excuse : Je ne bois pas, d’ailleurs, j’ai pas mal de travail comme vous pouvez constater. Je vous souhaite un excellent séjour, Alice. Vous comptez rester longtemps ? Je ne comptais pas rester du tout. Bob la regarde avec surprise, mais ne dit rien.  J’ai d’ailleurs une chambre réservée au Royal Hotel. Je m’étais juste arrêtée pour voir les changements par ici. J’ai connu cet hôtel il y a quelques années. J’ai même vécu pendant un certain temps à Minetown. C’est d’ailleurs ici que j’ai rencontré mon futur mari, qui ne l’est plus, du reste. J’y connais presque tout le monde, même Joel. Oui, tout compte fait, il vaut mieux que je reste ici. Une semaine, peut-être. Cela ne te dérange pas ? Bob est pris au dépourvu par cette question idiote. J’espère que vous aimerez les nouvelles installations. Elle rit encore. Oh, je fais pas la difficile, j’ai vu pire. 3 Gérer un établissement commercial comme celui qu’il vient d’acquérir n’est pas une tâche facile, et Bob s’en doutait bien depuis le début, mais il est satisfait d’avoir toutes ses journées remplies. Cela l’empêche de penser et de se replier sur lui-même comme il a tendance à faire. Pour le moment, il a cinq hôtes, une famille de trois personnes venue visiter la ville et qui a préféré se loger dans un endroit plus pittoresque que le parc des caravanes, un géologue juste arrivé pour une conférence au Club des Naturalistes des Terres Arides et Alice, qui n’est pas encore partie, se promène tous les matins devant la terrasse dans des bottes de cowboy pleines de poussière, parle constamment au téléphone et puis disparait pendant la journée. Certains soirs, elle fait son entrée dans le bar, s’assoit au comptoir comme la première fois, commande une boisson et essaie d’attirer son attention, toujours sur le même ton ironique et un peu moqueur. Il lui répond amicalement. Elle est la manageuse de plusieurs groupes de musique et lui a lancé le défi d’accueillir à l’hôtel une bande qui viendra dans quelques jours présenter un spectacle en ville. Et pourquoi pas une soirée supplémentaire au Silver Hotel, lui a-t-elle proposé sans sembler y avoir pensé plus de deux secondes ? Son amie, Claire Hunt, la promotrice de tout ce qui bouge à Minetown, comme elle-même la qualifie, n’aura pas de difficulté à organiser l’affaire. C’était une proposition tentante, et en ayant parlé à Joel, il a fini par accepter. En faisant la connaissance de cette Claire Hunt, il a fini par comprendre que celle-ci était la femme du notaire, Gerard Hunt, qui s’est chargé des procédures de vente de l’hôtel. Une femme singulière, vivant dans un monde qui n’appartient qu’à elle. Elle est arrivée un matin, à toute allure, a inspecté les lieux d’un regard strictement professionnel, en vue du concert qui allait avoir lieu, l’a mis au courant de ce qu’il fallait faire, c’est-à-dire, rien, car pendant deux jours, elle et son équipe géreraient l’espace et coordonneraient toutes les opérations logistiques. Il n’a eu qu’à empocher la somme qu’elle lui a remise sans discuter ni conditions ni prix. En un clin d’œil, ils étaient tous là, la bande a fait pendant plus d’une une heure un boucan d’enfer et aussi les délices des spectateurs et de ses hôtes qui ont pu profiter du spectacle gratuitement. En un clin d’œil, ils sont partis, laissant tout comme avant, tranquille et rangé. C’est précisément de cela qu’il discute avec Joel, assis à une table sur la terrasse, regardant le vent qui soulève une légère poussière en prévision d’une tempête durant la nuit. Pour l’instant, il a installé son pied-à-terre dans un de ses bungalows, celui-là même où le grand-père de Joel a séjourné pendant les dernières années de sa vie, alors que Joel, qui a accepté son invitation, occupe maintenant une petite suite au premier étage, deux des anciennes chambres ayant été réunies en un seul appartement. Les nuits sont chaudes, lourdes, et la plupart du temps, quand le vent se lève, c’est uniquement pour annoncer une tempête sèche comme celle qui va arriver dans quelques heures. Joel lui dit que bientôt la pluie viendra s’installer pour plusieurs jours et qu’il faut dès maintenant garantir les moyens de la retenir. S’il était catholique croyant, il dirait que Joel est son ange gardien, il veille à tout sans trop le laisser paraître, lui donne conseil sans imposer sa volonté, l’instruit sur ce qu’il faut savoir pour se frayer un chemin dans ce mode de vie qui le confond encore un peu. Un jour, il prendra le temps d’y réfléchir plus longuement. Il vit encore en permanent état d’alerte. Une question impromptue, des paperasses à signer avec son nouveau nom, des questions procédurières à régler le rendent nerveux.  Il ne comptait pas que la curiosité des visiteurs et des clients retombe sur lui de manière si insistante, mais en même temps, il fallait s’en douter. C’est si rare de ces jours qu’un étranger s’installe dans la ville. Il essaie de faire en sorte que le peu détails qu’il donne sur sa vie s’applique à toutes les circonstances possibles et fournit abondance de détails sur sa découverte de l’hôtel, ses démarches pour l’acheter, la rencontre avec Joel au Jerry’s Pub.  Pour le passé qu’il s’est forgé, il n’a que des mots à vendre, aucune émotion, aucune pointe de vrai qui puisse lui donner de l’épaisseur. Quelqu’un d’un peu futé, comme Alice par exemple, ne s’y méprendrait pas, mais personne, même elle, ne pense aux autres comme de possibles hors-la-loi à moins que ceux-ci ne leur donnent une bonne raison pour cela. Et lui, n’en donne aucune, bien au contraire. Heureusement aussi que Joel est là pour faire les frais de la conversation qui lui fait défaut. Il ne lui pose aucune question indiscrète, même s’il pressent que quelque chose d’important se cache derrière son mutisme obstiné. Tant que cela pourra tenir entre les barrières de ces conditions tacites que tous deux ont acceptées, il n’a pas à s’en faire. Mais il lui coûte de n’être pas honnête envers son nouvel ami. Il sait aussi que cette vigilance constante ira au fil des jours en s’atténuant et il est certain que tant qu’il se maintiendra sur le qui-vive tout ira bien. Mais il sait aussi qu’un jour, son attention faiblira, car on ne peut vivre constamment aux aguets, et que le coup frappé au moment où il s’y attendra le moins, sera le dernier et fatal. Tant que ce moment n’arrivera pas, il respire.  4 La bonne fée repart, murmure Alice Weber, assise au bar du Silver Hotel, jambes croisées sous une jupe longue en jean. Bob remarque dans sa voix une intonation d’amertume. Mais vous reviendrez, n’est-ce pas ? lui demande-t-il avec un sourire. Pas de sitôt. J’ai trois contrats à boucler au Canada. Oui, continue-t-elle en voyant son air de surprise, je m’en vais dans les terres froides. Cela me rafraichira les idées. Tu connais le Canada ? Vaguement, lui répond-il. C’est pas de là que t’arrivais quand je t’ai vu à l’aéroport ? Oui, c’est vrai, dit-il en ajoutant effrontément un mensonge, je venais de rendre visite à un ami malade. Elle le regarde fixement dans les yeux. Tu t’en rends pas compte, mais tous ces airs mystérieux que tu prends sont particulièrement attirants pour une femme. Il baisse les siens et se tait. Je vous suis vraiment reconnaissant d’avoir eu l’idée du spectacle, reprend-il au bout de quelques secondes. Cela a fait une sacrée pub pour l’hôtel. Une bonne publicité, ajoute-t-elle, tout en remarquant le brusque changement de sujet. Joel te l’a peut-être pas dit, mais cet endroit était depuis sa naissance un antre de péchés. Elle éclate de rire. Je ne le savais pas quand j’ai acheté l’hôtel, mais cela n’y aurait rien changé. Ma décision était prise. Et les péchés, il y en a partout, pas seulement ici. Je t’le fais pas dire. C’est un bonne vérité, ajoute-elle.  Ceux d’ici étaient commis au grand jour. On pouvait pas se tromper. Bon, cette note est prête ? Je voudrais pas encore une fois rater mon avion à cause de toi. Oui, elle prête. Et Bob lui tend une feuille de papier, sans lui dire, cependant, qu’il lui a fait un prix spécial, en soustrayant les deux nuits du concert. Elle ne semble pas le remarquer, présente sa carte, paie en silence et se lève. Il lui souhaite bon voyage tout en l’accompagnant jusqu’à la sortie du bar, la suit du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse, engloutie par les voitures du parking. Ses yeux sont gris cerclés de noir, pense-t-il, et elle est tout simplement arrivée trop tôt.   5 Il y a des pages blanches qu’on voudrait inscrire sur sa vie pour ne pas devoir parler de tout ce qui empoisonne, parfois un simple regard, des mots qu’on voudrait oublier ou des êtres qui n’auraient jamais dû exister. Chaque hôtel garde pour lui seul ces pages immaculées que le temps s’empresse de froisser pour les jeter au loin. Celui-ci n’est pas une exception. Il faut être agile et rapide, les attraper au vol, avant qu’elles ne disparaissent sans laisser de trace.   

Codicille : Ce texte, écrit pour le cycle Progression, sert le levier à Faire un livre. Après plusieurs semaines à parcourir les souterrains d’une ébauche d’histoire, je reviens à la surface, très peu sûre du chemin que je vais prendre. Il faut une sacrée dose de vérité pour pouvoir inventer.

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.