parler c’était quoi alors

Bretagne, françoise renaud, 2018

Parler c’était quoi alors        rien         la table toujours encombrée avec de la vaisselle des miettes de pain des objets à traîner parce qu’avec des enfants on ne peut pas garder une maison impeccable même si on s’acharne          les bruits de succion quand on mangeait la soupe le soir        Père avait une voix lourde et rageuse pour le peu qu’il disait         on le craignait        tout le monde craignait Père à cause de sa voix qui ramenait des paquets depuis l’arrière          des histoires anciennes         des rages des chagrins impossibles à polir         la table en bois plaqué de Formica blanc veiné         assortie aux placards qui occupaient tout un pan de mur         on mangeait vite avec la faim qui poussait        la soupe de légumes         avec des morceaux de pain         la chaleur en hiver près de la cuisinière à charbon        tout petits on était encore nous les enfants et on se rendait bien compte de la colère dans sa voix dans ses yeux        et on ne disait rien         Père ne connaissait pas la douceur de la peau ni l’abandon avec les yeux fermés         quelque chose de son passé qui avait enrayé la machine tendre et il en voulait aux femmes aux enfants au monde entier         aux femmes en particulier         alors c’était bien mieux de se taire         de toute façon quoi dire         les mots l’auraient contrarié parce qu’il les aurait pris contre lui        alors nous deux on aspirait la soupe les yeux baissés et on se taisait         l’homme avait souffert dans sa jeunesse c’est vrai et il aurait voulu que ce soit pareil pour ses propres enfants         d’habitude c’est le contraire         parfois la radio         nous on aimait beaucoup la radio          des voix étrangères qui évoquaient des régions différentes de chez nous          des musiques        après la soupe le dessert         juste une demi-pomme ou une cuillerée de confiture         le plus pénible c’était d’aller embrasser Père avant d’aller au lit         Mère nous obligeait à le faire tous les soirs et pas envie          la joue rugueuse         pas un geste         on pensait que la vie était comme ça          que les Pères étaient comme ça         que c’était leur rôle d’être rugueux         on pensait qu’un jour on serait partis loin         du coup on attendait de grandir         pour partir        pour s’éloigner         on savait qu’il faudrait vraiment partir un jour pour que la colère de Père n’agisse plus sur nous          qu’on ne prenne plus ses paquets sur le dos         on le savait         faudrait qu’il parte lui aussi sous la terre pour qu’on reprenne des forces         et avec lui dans la tombe ses mots rares et tranchants         une pierre grise et propre avec des fleurs blanches déposées par Mère         sa tombe dans le petit cimetière où on glisse entre les tombes dans les allées de sable balayées par les vents de la mer        

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

12 commentaires à propos de “parler c’était quoi alors”

  1. belle évocation (moi ce n’aurait pas été père ni rugueux, toujours des différences et un peu de même mais pas avec autant de force

  2.  » sa voix qui ramenait des paquets depuis l’arrière « … quelle violence tranquille dans ce portrait, quelle terrible époque avec ses terribles pères, c’est douloureusement magnifique

  3. (et parfois,voilà, il nous manque – et ce vent dans les allées hein…) (extra)

  4. Très émue à la lecture de ce texte, qui dit avec tant de délicatesse. Les silences y sont puissants. « On pensait que la vie était comme ça »… C’est si juste…

  5. Lu une première fois sans pouvoir commenter. Gorge nouée. J’y reviens pour l’écriture et pour cette phrase  » alors c’était bien mieux de se taire » qui fait écho en moi…